Francis CAPRON à Jacques Letondal
coordinateur Axes et Cibles

Cher Monsieur,

Je vous prie de bien vouloir considérer cette lettre comme étant ma réponse personnelle à votre lettre du 4 avril dernier . Ce n'est ni le secrétaire de l'association des amis ni l'animateur du groupe3 subjectivus2 qui vous répond, mais l'homme en recherche, comme vous, je le pense, d'un monde plus humain et qui tente de faire de la pratique psychanalytique autre chose qu'une simple pratique psychothérapeutique et cela dans le sillage même du message freudien. Tout d'abord, sachez que j'ai été sensible au ton de votre lettre qui ne comportait ni insulte, ni attaque personnelle ce qui la démarquait considérablement des deux autres courriers reçus simultanément, de ceux qui semblent être vos associés. Il y avait dans votre lettre une certaine " noblesse " qui faisait rupture avec la prose de qualité incertaine qui, tout en se revendiquant du " bas clergé révolutionnaire ", tentait de manière anachronique de réinstaller après l'heure, une lutte de classe, dont hélas on connaît sur le plan historique, les effroyables méprises et les cruautés qu'elle a, en son nom, inaugurés. Au delà du ton, votre courrier semblait instaurer un débat sur le fond, d'un débat d'idées ce qui, vous me le concèderez, n'est pas un mal tant l'association à laquelle vous appartenez semblait, avant tout et jusqu'à ce moment, s'attacher aux protocoles formels qui dissimulaient, peut-être et jusqu'alors, un vide de contenu. Pour cela donc, cher Monsieur, et pour commencer, je vous remercie.

Que vous citiez d'emblée un passage de la lettre de l'appel aux Etats Généraux de René Major, cela me convient fort bien. Sachez que j'ai répondu à cet appel personnellement, spontanément, du fin fond de ma province et que tout comme vous, cette lettre d'appel a soulevé chez moi un immense espoir. Nous sommes donc sur ce point d'accord. Notre désaccord porterait plus sur l'interprétation que nous faisons chacun de l'utilisation du concept " d'états généraux ". Vous ne pouvez nier, que cette référence fasse directement appel aux mêmes Etats Généraux de 1789 que l'on dit, avec beaucoup de précipitation, " révolutionnaires "1. Tout le prouve, ne serait-ce que l'iconographie qui orne encore les documents officiels. Cette référence implicite est d'ailleurs largement reprise et développée dans l'intervention publique de Jacques Derrida, qui lui, ne se prive pas d'y faire appel, d'y appeler la psychanalyse comme pour la convoquer, après un siècle d'existence, en place de " souveraine " au lieu de s'embourber dans des débats partisans qui, depuis son apparition, est la résultante de sa vie institutionnelle . Si les " Etats Généraux de la Psychanalyse " ont fait événement, c'est justement parce que le mouvement de pensée qu'ils ont inauguré n'a constitué aucune institution. Les jeux de pouvoir et de contre-pouvoir ne peuvent donc plus s'y jouer comme ils pourraient s'y jouer dans une institution ordinaire. Ce qui s'est constitué, à mon sens, c'est un mouvement non institutionnel qui ne cherchait qu'à promouvoir des talents par l'abolition des privilèges des institutions existantes ou ayant existé. C'est donc bel et bien la psychanalyse qui sortit " souveraine " de cet événement et l'émergence de cette nouvelle réalité est à mettre au crédit de René Major. Dire ceci n'est pas faire preuve d'allégeance mais c'est reconnaître ce qui est, afin que chacun puisse, par la suite, parler de sa place. C'est une chose de s'inscrire dans un mouvement une fois qu'il est lancé et c'est autre chose d'en être à l'initiative. Une fois cela posé, chacun peut naturellement prendre la parole de sa place sans susciter ou entretenir la confusion des rôles ou des places , la confusion créée servant alors, et en définitive, à ne jamais répondre ouvertement des actes que l'on pose ou de s'étonner des conséquences qu'ils provoquent.

Quelle chose curieuse de voir donc, dans ce mouvement non-institutionnel, se former une association ( AxeS et cibleS: avec deux S) qui aurait pour principal objet de combattre un pouvoir ou des privilègesŠ qui n'existe pas institutionnellement. Vous saississez, je pense, le caractère inadapté du phénomène qui s'est mis bruyamment en place dès les séances plénières de la Sorbonne en juillet 2000. Les Etats Généraux ne promulgant pas de pouvoirs institués sont combattus de l'intérieur par une association se revendiquant du bas clergé qui entend appliquer à la lettre la dynamique révolutionnaire des états généraux de 1789 , combattant le mouvement, qui a fait que la possibilité même de son existence soit rendue concrètement possible. Que serait, je vous le demande, l'Association Axes et Cibles sans le mouvement généré par les états généraux ? Seraient-ils capables de promouvoir de la pensée autre que réactionnaire envers un pouvoir qui de plus n'existe pas ? Quelles sont, pardonnez-moi l'expression, les lettres de noblesse d'une telle association qui inonde le web de ses revendications qui sont, à mes yeux tout au moins, sans fondement concret puisqu'aucune direction, aucune autorité, aucune hiérarchie ( même élue) ne s'est mise en place avant, pendant et après les états généraux de Paris?2 De quoi s'agit-il ? Que veut dire cette hargne pour ne pas dire parfois cette haine envers ceux qui animent et qui font vivre de leur mieux le mouvement ? Que signifie cette référence quasiment constante au tiers état qui, en leur temps, sont venus contrarier la visée des castes aristocratiques et cléricales ? Où ressentez-vous l'exercice d'un quelconque pouvoir hiéarchique ? Où sont les églises ? Rien de tout cela n'existe sauf peut-être dans votre imagination car au contraire, il est dit que chacun des psychanalystes qui s'associerait librement au mouvement des états généraux peut appartenir à l'institution de son choix et que cela ne peut ni ne doit venir contrarier la dynamique créée, mais bien au contraire, cela ne pourrait que l'enrichir. De quoi s'agit-il donc sinon d'une manifestation pulsionnelle décrite par Freud sous le vocable de Bemächtigungstrieb dont le seul but est la destruction de l'objet. C'est probablement là que le groupe subjectivus interroge le phénomène Axes et Cibles et les manifestations de cette pulsion d'emprise décrite chez Freud comme originaire dans sa correspondance avec Einstein. Car, ce ne serait pas la première fois qu'une entreprise humaine porterait en son sein les germes de sa destruction ou de sa propre fin comme cause affichée de son devenir ( cf: Sabina Spielrein) tout comme la révolution française abritait depuis le début de son apparition sur la scène politique l'ombre du comité de salut public et de son célèbre triumvirat, ou tout comme l'Ecole freudienne portait dès sa fondation les germes de sa dissolution. Par quel processus la psychanalyse fait-elle appel aux Etats Généraux, ne signifie rien de plus mais rien de moins que ce que cet intitulé signifie pour qui veut bien le lire, à savoir: par quel processus inconscient la psychanalyse fait-elle appel aux Etats Généraux de la révolution française puisque en son sein se constitue un groupe révolutionnaire qui combat la révolution de l'entreprise constituante qui place les talents en dehors de tout pouvoir constitué ?

Vous me direz alors que le surgissement et l'éclosion de l'association Axes et cibles est la preuve de la vitalité de l'exercice démocratique qui, dans son principe, doit présider à la motivation même d'états généraux qu'ils soient révolutionnaires ou de la psychanalyse. Vous me direz ensuite que c'est en garantissant la libre expression de ce débat que le mouvement généré par les états généraux ne deviendra pas moribond et assurera dans l'avenir, la dénonciation des privilèges qui, selon vos termes, sera susceptible de remettre en cause l'habituelle césure entre minorité dirigeante et majorité dirigée. Beaucoup, sur ce point de principe, vous donneront probablement raison pour autant que l'on puisse encore croire que l'exercice de la démocratie assurerait une visée moins guerrière ou moins meurtrière que les autres formes de souveraineté. Vous conviendrez avec moi, et cela d'autant plus par l'exemple récent de l'actualité du monde, que rien ne prouve que le pouvoir du peuple garantisse plus la raison ou les talents des décisions de ceux qui les prennent en son nom. C'est un vieux débat dont Aristote n'est pas le précurseur, héritier qu'il était de la philosophie platonicienne . C'est d'ailleurs en étudiant la filiation de pensée ( comme quoi il existe d'autres filiations que généalogique) entre ces deux philosophes que l'on pourrait comprendre l'importance de l'avancée aristotélicienne sur des sujets tels que la politeia . C'est Hegel qui disait d'Aristote que sa réflexion sur la politique contientŠ des vues instructives aujourd'hui encore pour la connaissance des moments internes de l'Etat et pour la description des différentes constitutions3, ce qui revient à dire qu'il n'y aurait pas, à proprement parler, de message spécifique d'Aristote sur la politeia puisque ce message resterait fondamentalement illisible et ceci pour longtemps, tellement sa philosophie est encore interprétée comme celle du juste milieu représentant un Etat idéal , la faisant figurer au sens platonicien comme une chimère, ou encore un vain souhait. Dans cette lecture, jamais Aristote n'aurait pu préciser ce qu'était au juste cette forme de gouvernement qu'il appelait politieia ( il faudrait, au préalable, y avoir repéré la substitution qu'il fait de manière totalement mystérieuse de ce terme à celui plus générique de démokratia employé par Platon ), sauf à entendre au pied de la lettre les considérations morales du Livre III qui s'étiolent au livre IV pour disparaîtrent totalement au livre V, Aristote se laissant alors totalement griser par l'éparpillement de l'histoire, trop heureux de pulvériser la dialectique de Socrate en réduisant ses arguments à l'équivoque4. Ces considérations étant faites, nous pouvons tomber en accord sur le fait qu'Aristote, et comme le dit Hegel, définit plusieurs types de constitutions comme droites parmi lesquelles se trouvent la royauté, l'aristocratie et la politeia . Si ces constitutions peuvent être dites droites c'est que la règle de droiture ne doit rien à la sophia du philosophe mais qu'elle doit par contre tout à la phronèsie des gouvernants. Remarquons que sur ce point, presque de détail, Aristote se démarque considérablement de la pensée de Platon. Pour lui, la Phronèsis du gouvernant n'est pas une sophia alors que chez Platon, ces deux termes semblent être équivalents. Ne dit-il pas que, sans être pour autant le moins du monde opportuniste, la phronèsis du gouvernant dévoile à chaque fois l'orthos logos, dénudant ainsi les ressorts de cette énigmatique règle droite qui s'apparenterait alors à cette règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos 5? Cette règle de droiture ne serait donc pas, ne pourrait donc se comparer à ce qui pourrait présider à l'universelle règle qui mettrait en valeur l'acte moral et juste, mais plus à ce qu'elle appellerait davantage un ajustement, définissant ainsi plus une action bien faite, qu'une action conforme au principe de la vertu. La droiture de la constitution ainsi décrite se mue donc peu à peu en aristè politeia soit en critère d'excellence. Elle s' affilie donc plus à un v¦u qu'à l' utopie ou vain souhait décrit par l'idéal platonicien ( c'est à bon droit, disait Socrate dans la République, qu'on se moquerait de nous, comme des gens qui formulent de vains souhaits ) . Et ce v¦u s'accompagne de tout un cortège de moyens appropriés ( 1325 b 37). Aristote semble tirer la leçon de ce que disait Platon à savoir que dans le gouvernement de la multitude, quel qu'il soit tout est faible, et il ne peut rien faire de grand, ni en bien ni en mal, comparativement aux autres, parce que l'autorité y est répartie par petites parcelles entre beaucoup de mains 6 et il apparaît de plus en plus clair que son l'aristè politeia n'a pas grand chose à voir avec l'orthé politeia idéale de Platon.

Il semble donc plus que nécessaire de cerner précisément ce qu'Aristote voulait définir par l'aristè politeia qui viendrait, selon lui, couronner l'une des trois constitutions, désignées comme droites car rien, jusqu'à présent, ne vient désigner celle, nommée par Platon, sous le nom de dèmokratia. C'est dans le livre III qu'Aristote amorce une distinction entre l'excellence du bon citoyen ( spoudaîos politès) et celle de l'homme de bien ( andros agathos). Si le premier est valeureux c'est, à la différence du second, d'une valeur non exclusivement morale et par conséquent, comme le souligne Pierre Rodrigo7, la traduction d'arétè par vertu admise par Cicéron est pour le moins malvenue. Nous retrouvons une distinction analogue dans l'Ethique à Nicomaque lorsqu'Aristote donnant des exemples de bonheur cite le bon cithariste ( spoudaîos kitharistès- 1098 a 11) ou celui de tout artisan pour qui il semble que le bien et la réussite soient dans le travail accompli ( 1099 a 4) . L'excellence dont ils font preuve a manifestement peu de choses à voir avec une quelconque qualité vertueuse. La vertu qu'il s'agirait ici de cerner, serait celle des eaux thermales comme, par exemple, on pourrait décrire les vertus du grand air et l'arétè aristotélicienne reposerait en premier lieu sur la carrure d'un corps sain et vigoureux, tout comme on dit de quelqu'un qu'il a une excellente constitution. A l'inverse de ce que l'on entend habituellement, Aristote ne se borne pas à définir l'homme de Bien comme un homme vertueux ( ce qui ferait du traité d'Aristote sur La Politique, un traité moraliste) mais souligne justement que l'excellence politique ( relative à la constitution) n'est pas la vertu morale. Dans cette méprise d'interprétation seul l'homme de Bien serait parfaitement vertueux et le citoyen seraitŠvertueux encore mais de façon imparfaite puisque relative à la constitution8 . Entre le gouvernant et le plus grand nombre s'installerait alors un rapport qui serait fondé sur l'inégalité de fait dont les orateurs du IV siècle se faisaient déjà l'écho, 9 soit l'art de se faire la guerre. Or, ce n'est pas ce qu' Aristote décrit dans sa politeia critiquant à plusieurs reprises l'exemple spartiate et accusant l'insuffisance de l'excellence guerrière devant celle que requiert la polis elle-même. Pour Aristote, il serait donc plus difficile d'¦uvrer en vue du tout que d'exceller à la guerre et si cela était atteint nous serions alors en présence d'une droite politeia soit au plus proche de cette constitution excellente: S'il est impossible qu'une cité soit entièrement composée de gens en tout valeureux ‹ apantôn spoudaiôn ‹, et s'il faut néanmoins que chaque citoyen ¦uvre bien dans sa tâche propre, ce qui est l'effet de son excellenceŠtous doivent posséder l'excellence du bon citoyen ( c'est nécessairement ainsi que la cité est excellente) .10 Ainsi donc, être valeureux dans le domaine moral, c'est être vertueux; mais, comme l'excellence du citoyen n'est pas celle de l'homme moral, la cité excellente ne requiert pour son accomplissement que l'excellence politique. Il nous faut donc en conclure, avec Aristote, qu'une constitution est droite lorsque son principe est de confier les magistratures à ceux qui s'avèrent capables d'¦uvrer excellemment en vue du tout‹ s'affirmant d'ailleurs par là-même éminemment en tant qu'homme‹; que cette capacité n'est pas affaire de vertu morale, mais témoignage d'une carrure exemplaire de l'existence; et que la cité excellente où tous les citoyens font montre de cette ampleur du vivre et de l'¦uvrer . Autrement dit une constitution est droite, suivant Aristote, lorsqu'elle confie les magistratures aux meilleurs, soit selon l'étymologie à l'aristocratie 11 . La politeia selon Aristote serait la constitution qui s'approche au plus près de l'excellence souhaitable.

Il n'est pas dans mon propos d'aujourd'hui de vous décrire comment la politeia d'Aristote fut interprétée et déformée tout au long des siècles, par Cicéron tout d'abord, puis par les philosophes précurseurs de la révolution française. Disons, pour faire bref, que le rôle du peuple s'en trouve réduit à devenir une société non divisable par l'intérêt et le droit et que le concept de l'excellence se trouve déplacé des magistrats vers l'excellence du peuple, les suffrages populaires se réglant sur l'opinion des meilleurs ( aujourd'hui de la majorité). D'un certain point de vue, nous ne quittons donc pas une certaine aristocratie. A une différence près cependant: la tension vers l'ampleur du vivre et de l'¦uvrer ( entéléchie) chère à Aristote qui définissait la spécificité du peuple, son caractère intrinsèque, disparaît complètement dans la res publica de Cicéron . Il en est de même chez Rousseau qui fera remarquer que tout gouvernement légitime est républicain, définissant ainsi la volonté générale comme volonté de la personne publique, du souverain, qui prenait autrefois le nom de cité et qui se nomme à présent peuple . 12 Bien que Rousseau refuse l'usage du concept de république et reste discret sur les éloges du vote populaire ( à l'inverse de Montesquieu), il n'en cultive pas moins l'équivoque en posant en principe le caractère inaliénable de la volonté générale et en affirmant: les particuliers voient le bien qu'ils rejettent; le public veut le bien qu'il ne voit pas , 13 il n'échappe pas à la répétition du geste de Cicéron qui est de définir la personne publique, le peuple, par son substrat, soit par ce sans quoi un peuple n'est plus un peuple ( hupokeiménon) délaissant radicalement ce qui faisait la valeur subjective de chaque citoyen appartenant au peuple dans l'entéléchie d'Aristote. Au gouvernement par l'excellence qui inclut l'excellence du peuple, nous passons peu à peu au gouvernement des classes moyennes qui ne cessant de revendiquer l'extrême de ( ce qu'elles pensent) leur droit, en oublient leur devoir d'excellence soit leur rôle d'arbitre entre la morgue dominatrice des riches et la servilité des pauvres. Mais pour cela, nous dit Aristote il faut du courage qui n'est ni témérité ni lâcheté, vertu exemplaire du citoyen. Le téméraire et le lâche pêchent par excès ou par défaut . Les téméraires, en outre, sont emportés et appellent de leurs v¦ux les dangers mais, là, s'effondrent, alors que les hommes courageux sont vifs à l'¦uvre et calmes auparavant 14 . Si le courage se définit entre témérité et lâcheté, la philia , elle, se laisse définir entre flatterie et hostilité, comprise dans l'horizon de l'identité, différente du substrat, se révélant dans l' émulation réciproque, comme un concours des excellences. Si tous rivalisaient en vue du bien faire et s'efforçaient aux actions les plus achevées, la communauté y trouverait ce qui lui convient et chacun en particulier les plus grandes félicités. 15 Que l'on prenne les questions soulevées par la philosophie d' Aristote et même si on la définit par un gouvernement de la classe moyenne, il n'est question que d'Aristocratie, que du meilleur, et cette compréhension, pense-t-il, qui est à la portée de la plupart des cités ne rend absolument pas compte de l'exigence qu'elle demande et du sens éthique qu'elle recommande. L'expérience la plus propre du milieu est donc bien épreuve de l'extrême.

Ce long passage, Cher Monsieur, pour vous souligner l'importance, peut-être implicite d'une référence des Etats généraux de la psychanalyse à un mouvement subversif. Il y aurait contresens formel à l'identifier à une quelconque république fut-elle modérée et à l'embourber dans des revendications démocratiques qui, comme nous venons de le voir ruineraient sa visée d'excellence. Ce qui nous intéresse, dans la république, ce sont les talents. Ce long détour par Aristote, dont un de vos associés fait abusivement référence pour détourner son fondement philosophique, n'est pas hors sujet lorsque l'on parle de psychanalyse. Vous connaissez, je pense, la longue référence qu'en fait Lacan dans son séminaire sur l'Ethique. Vous savez aussi que Freud était imprégné de culture classique et que sa référence à la philosophie grecque a longtemps guidé son chemin. Ainsi, lorsque Freud écrit, dès la première ligne de son Moïse de Michel Ange, qu'il n'est pas un spécialiste de l'art mais un Laie que dit-il ? Il dit qu'il se maintient hors du temple, hors du lieu sacré, qu'il opère d'un mouvement de séparation et que par ce mouvement même il désire maintenir la psychanalyse à distance des savoirs sacrés et consacrés. C'est dans le même mouvement qu'il définira aussi la laienanalyse ce qui ne veut pas dire qu'il abandonne la psychanalyse aux sauvages. Il ne transigeait pas avec les exigences d'une formation rigoureuse et c'est dans ce texte qu'il évoquera la création d'un Institut de psychanalyse idéal . Il prônait probablement, reprenant à son compte la philosophie d'Aristote, des critères d'excellence pour une pratique et une réflexion en direction de l'humanité toute entière. Il n'y a pas de honte, je pense, à prôner l'excellence et à la nommer sous le terme d'aristocratie laïque. Cela revient, en fait, à conforter ce que vous soulignez en citant Hélèna Besserman Vianna soit d'éviter la possibilité éventuelle de régression. J'ai eu l'immense honneur d'inviter cette grande Dame à Tours en 1998 et je vous assure que malgré les épreuves qu'elle rencontra sa vie durant, elle se comportait comme une aristocrate ou, si ce mot vous déplaît vraiment trop, avec une grande excellence du c¦ur.

J'espère par ce courrier vous avoir répondu suivant vos mérites et avoir dissipé les erreurs d'interprétation de vos amis. J'espère surtout inaugurer d'un débat sur le fond qui s'il se déroule dans des règles de courtoisie et d'excellence élémentaire ne pourra, comme le dit Aristote, que renforcer la communauté des Amis .

En vous espérant bonne réception, je vous prie de croire en l'expression de ma considération.

Francis Capron
Notes

1 - Est-ce la convocation des états généraux qui est en elle-même révolutionnaire ? Ou n'est-ce pas plutôt la poursuite d'une vieille tradition monarchique?
2 - Il est à souligner ici que l'Association des amis ne s'est pas directement issue des Etats Généraux de la Sorbonne. Elle ne s'est constituée qu'après, sur l'initiative d'un groupe restreint et avait pour seul mobile déclaré de servir de support juridique à la cyber-revue.
3 - Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. Garniron, Paris, Vrin 1972, T.III, p 592.
4 - R. Weil; Aristote et l'histoire, essai sur la politique, Paris, Klincksieck, 1960, p 342
5 - Aristote, Ethique de nicomaque, V,14, 1137 b 30.
6 - Platon, Politique, 303a 4-7.
7- Pierre Rodrigo, d'une excellente constitution, Revue de philosophie ancienne N°1, Bruxelles, Edition Ousia, 1987
8 - J. Tricot, trad. franc de la Politique, Paris, Vrin, 1982, pp178-182.
9 - J. Bordes, Politeia dans la pensée grecque jusqu'à Aristote, Belles lettres, 1982 pp 446-447
10 - Aristote, Pol. III, 4, 1276 b 38-77 a 3
11 _ mot emprunté du moyen français ( Oresme, 1361) au grec aristokratia gouvernement des meilleurs, de aristos le meilleur, superlatif de agathos bon. Dictionnaire Robert, historique de la langue française, volume I, p 201, 1998.
12- JJ Rousseau, contrat social, II, 6
13- JJ Rousseau, Contrat social, II,6.
14- Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 10, 1116 a 6-9
15- Aristote, Ethique à Nicomaque, IX,8, 1169 a 8-10