Soumettre la psychanalyse au risque de la libre association…

Anne Geneviève Roger

Un pari insensé ou une piste logique au regard de la biologie, de l'anthropologie et de l'éthique analytique ?

À Henri Laborit et à ceux qui, comme lui, estiment que toutes les informations susceptibles d'aider l'homme à se dégager des chaînes de la dominance méritent diffusion

"Conscience, connaissance, imagination, sont les seules caractéristiques de l'espèce humaine. Ce sont celles aussi le plus exceptionnellement employées. Par contre, l'homme entretient de lui une fausse idée qui sous la pelure avantageuse de beaux sentiments et de grandes idées, maintient férocement les dominances. La seule façon d'arracher ces défroques mensongères est d'en démonter les mécanismes et d'en généraliser la connaissance. "

Henri Laborit in La Nouvelle Grille (1)

" Une action révolutionnaire qui se voudrait cohérente avec ses origines devrait se résumer dans un consentement actif au relatif. Elle serait fidélité à la condition humaine. Intransigeante sur ses moyens, elle accepterait l'approximation quant à ses fins et, pour que l'approximation se définisse de mieux en mieux, laisserait libre cours à la parole. " Albert Camus in L'homme révolté (2)

"Pour lutter contre une idéologie, il faut mobiliser des forces considérables susceptibles de déplacer des continents ou de permettre la découverte de terres inhabitées, de géographies blanches. L'économie libérale entendue comme généalogie sombre de la misère cartographiée en amont oblige à une révolution copernicienne. Cette inversion des valeurs est pensable à l'aide d'un levier qui est aussi une mystique et avec une vision du monde radicalement ancrée à gauche. "

Michel Onfray in Politique du rebelle (3)

"Tout ce qui se fonde sur la liberté et la créativité est à la limite du désordre et risque la désintégration.

Comme la complexité comporte nécessairement des antagonismes et de l'incertitude, sa fragilité ne nous permet pas de fixer un optimum durable.

L'optimum complexe ne peut être qu'incertain, changeant, modifiable, c'est-à-dire sans optimisation définitivement définissable.

On peut dire seulement que la "bonne" société est celle qui génère et régénère de la haute complexité. "

Edgar Morin in La méthode (4)

La société autoritaire a vécu (5) et la société analytique autoritaire est en passe de disparaître avec elle. Il n'y a pas lieu de s'en attrister outre mesure car en un siècle, les hiérarchies analytiques ont eu, comme la plupart de celles qui font la loi dans bien d'autres secteurs, largement l'occasion de démontrer que leur autorité était non seulement contraignante mais souvent peu efficace, voire à l'occasion contre-productive.

Avec le recul du temps, les historiens qui se pencheront sur la petite enfance de la psychanalyse ne manqueront pas de souligner qu'au vingtième siècle nombreux étaient les analystes fonctionnant dans l'adulation des maîtres, la dépendance affective, le respect des hiérarchies, la crainte de déplaire et la peur d'innover. Ils remarqueront ensuite qu'au tournant du millénaire, la communauté analytique s'est vue offrir l'opportunité de pousser la porte du monde des non-H (6) et commenteront les réponses alors données.

Dans une société civile qui multiplie les signes d'essoufflement des systèmes à base de centralisme autoritaire, il n'est pourtant pas dit que les psychanalystes vont sans hésiter saisir la chance de se rallier à un système de partage collectif du pouvoir car une approche de ce type suppose en réalité une transformation considérable de nos schémas mentaux. Certes, lors de la réunion à Paris en Juillet 2000 des États Généraux de la Psychanalyse, un réseau analytique d'envergure internationale s'est constitué en refusant pour la première fois de confier par avance son sort à une minorité d'experts supposés savoir ce qui est bon pour l'ensemble du " peuple analytique ". Cela dit, qu'est-ce que le peuple, qu'est-ce qui confère un caractère analytique et qu'est-ce que le peuple analytique pour quelqu'un qui se rend à une rencontre des É.G.P. ? Comme tout le monde ne saurait attribuer spontanément le même sens à ces mots, il serait bien d'essayer de clarifier un peu ces concepts. La notion de peuple analytique est-elle destinée à désigner d'abord l'ensemble des praticiens en exercice ou potentiellement à englober de façon plus large celui de tous les hommes et les femmes qui entretiennent un lien quelconque avec la chose freudienne ? Doit-on se servir de cette formule pour prendre en compte toutes les strates existant dans ce milieu ou la réserver pour évoquer plus particulièrement l'ensemble des individus sous l'influence des oligarchies en place ? Le peuple est-il à comprendre comme la partie la moins aisée, la moins cultivée de la population freudienne ? Mais la moins aisée dans quel domaine et la moins instruite de quelles sortes de questions ?

Il se pourrait que le peuple en cause soit tout cela à la fois et d'autres choses encore qui nécessiteraient que commence à s'élaborer dans ce cadre une pensée politique suffisamment consistante pour que l'articulation entre peuple analytique et peuple tout court puisse être pensée avec lucidité. Et il se pourrait aussi que la cause du peuple en général mérite que nous puissions entendre l'adjectif analytique dans un sens sensiblement plus large que celui d'habitude usité par les stricts techniciens du divan.

Mais sans aller pour l'instant plus loin, on se contentera de souligner que le thème des Etats Généraux est une incitation évidente à poursuivre une réflexion politique. La formule " peuple analytique " renvoie à un désir de démocratie participative, à une envie de voir le plus grand nombre se dégager de la suprématie ordinaire conférée aux seules élites, à une inclinaison vers un mode de gouvernement à base d'auto-organisation responsable et cela même si, comme a pu le formuler Arnaud Spire dans un autre contexte, " L'époque de l'utopie autogestionnaire n'est pas un chemin parsemé de roses. L'avènement progressif de la démocratie n'a rien d'une émancipation linéaire, ou d'un bonheur flou. Il est aussi pavé, tel l'Enfer de bonnes intentions, de souffrances et d'amertumes au bout desquelles se profile, comme un horizon qui s'éloigne quand on s'en approche, un nouvel idéal de citoyenneté." (7)

Les adhérents du mouvement des États Généraux de la Psychanalyse ont beau avoir des profils extrêmement variés, quelques points importants les rapprochent : généralement ce ne sont pas des conservateurs invétérés mais plutôt des personnes ouvertes aux changements, des gens capables de rêver à des solutions alternatives et désireux de s'enrichir à partir d'apports recherchés dans les disciplines voisines. Dans l'ensemble ils sont favorables à l'idée formulée par Chaim Samuel Katz comme quoi la seule psychanalyse qui importe est "celle qui se propose à transformer non seulement ceux qui vont lui demander de l'aide, mais les propres psychanalystes (… )".(8)

Par ailleurs, on trouve dans ce mouvement une majorité d'individus sincèrement persuadés qu'instaurer au quotidien une circulation totalement libre de la parole et refuser de reproduire à l'infini des prédominances hiérarchiques constitue en fin de compte l'acte analytico-politique le plus banal et le plus nécessaire pour ce qui est de faire évoluer en profondeur les rapports humains.

Il n'est jamais simple de modifier des comportements acquis. Sachant que la mise en place d'un fonctionnement démocratique dépend avant tout de la libre circulation des informations et qu'une démocratie n'a pratiquement aucune chance de pouvoir s'imposer dans une communauté traditionnellement hiérarchisée si le mode de circulation de l'information ne change pas, la priorité consistait bien à commencer par donner au milieu analytique les moyens d'organiser une circulation des pensées qui soit véritablement libre. La fin de la censure exercée par les étages supérieurs était le préalable indispensable au renouveau de la psychanalyse, mais la fin de l'autocensure est maintenant un enjeu tout aussi essentiel. Des générations et des générations d'analystes ont été formatées de telle sorte que le crime de lèse-majesté envers les anciens s'est imposé dans les cerveaux des néophytes comme le crime majeur par excellence. En lien avec cette pression psychique, les cadets se sont généralement montrés très bon dans le registre de la soumission. En réalité, personne n'avait vraiment à s'ennuyer à mettre en place une politique active de censure puisque le plus souvent l'expression publique des mauvaises pensées se restreignait toute seule. On a plus besoin de censeurs quand l'autocensure devient une seconde nature. Le seul ennui est que l'excès de soumission châtre la créativité et que l'absence de contestation freine considérablement le renouvellement d'une discipline. Que la psychanalyse soit à situer plus du côté de l'art ou plus dans le camp des sciences ne change pas fondamentalement les données du problème : en fonctionnant comme elle fonctionne usuellement c'est Mozart, c'est Einstein et c'est Bill Gates qu'elle court chaque jour le risque d'assassiner. On a donc eu raison de vouloir supprimer ce coût exorbitant sans chercher à instaurer la moindre contrepartie même si la pleine liberté de parole comporte aussi quelques inconvénients avec lesquels nous allons avoir à apprendre à composer. La disparition du filtrage opéré par le sommet va autoriser la parution d'écrits médiocres et d'autres franchement mauvais. Les analystes auront à opérer un tri parmi une masse plus considérable d'informations. Du fait de la qualité de leur jugement, il n'y a cependant pas lieu de redouter qu'ils soient en difficulté pour reconnaître ce qui dans les pensées nouvellement agitées représente un apport intéressant pour leur discipline.

Maintenant, si on entre dans la logique du projet des É.G.P., il est fondamental qu'une théorisation accompagne ce mouvement et pour que cette théorisation soit riche, il est essentiel qu'elle émane à terme de lieux et de positions variées.

Pour l'instant, ceux qui publient sur le sujet sont encore peu nombreux et parmi ceux-là, du côté des auteurs francophones, on ne saurait dire que les voix soient encore très variées. Il est évidemment tout à fait souhaitable que de nouvelles tonalités, porteuses de sensibilités différentes se fassent à l'avenir entendre mais, vu le risque que l'ampleur des changements proposé ne soit pas correctement perçue et en l'absence de l'émergence rapide de plusieurs types de discours jusque-là inouïs, réagir isolément de façon voyante était aussi une façon de montrer à quel point la situation était désormais ouverte. Mes premiers articles écrits dans un style inhabituel (9) sont donc venus signifier que ce nouveau bouillon de culture allait désormais permettre, outre la réplique des caractères bien connus de l'espèce, l'expression de tempéraments nouveaux, voire de caractères mutants. (10)

À partir du stock des idées neuves apportées par l'ensemble des participants et de l'inévitable et très désirable reprise de certains raisonnements plus anciens, un mélange inédit va prochainement se constituer. Et c'est en allant puiser dans ce nouveau mélange que le réseau aura la possibilité de trouver ce dont il a besoin pour inventer collectivement une solution originale qui corresponde vraiment à sa propre vision d'une libre auto organisation conciliable avec les principes de base de la libre association analytique. D'ores et déjà, il semble acquis qu'il ne se fera rien de valable si l'on n'arrive pas à un fonctionnement qui soit autre chose qu'une façade de démocratie, si on ne réussit pas à mettre en place un système à base de participation et de responsabilités conjointes.

Dans le cas où on s'apercevrait dans un avenir proche que toutes les propositions n'émanent finalement jamais que d'un très petit nombre d'émetteurs d'idées, il faudrait assez rapidement faire de ce point un objet de discussion. Et se demander pourquoi les adhérents, une fois correctement informés des problèmes à résoudre, ne s'intéressent pas plus que cela à apporter leur contribution à la construction de l'édifice commun.

S'ils ne veulent pas être condamnés à devenir dans quelques décennies une espèce en voie de disparition, les analystes du temps présent ont à relever des défis considérables. Ils se doivent d'élaborer une pensée méta-analytique, ils ont à réfléchir aux enseignements de l'Histoire, à comprendre la violence de la Terreur et celle des terroristes actuels, à regarder la barbarie humaine et leur résignation devant son fait accompli. Ils ont à appréhender ce qui fait que certains peuples s'autorisent parfois à bouleverser leur destin, à évaluer les coûts liés au maintien du statu quo comme à prendre la mesure des sacrifices éventuels qu'entraînerait tout changement substantiel de leurs systèmes de références. Les analystes ont à se pencher sur les avancées nouvelles des sciences humaines, à cesser de se penser comme détenant un savoir supérieur à tous les autres. Et à réfléchir, comme nous y invitait en son temps Hannah Arendt, aux apories entre conservation et destruction : " Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose -l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l'éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice -qui accepte le monde tel qu'il est et ne lutte que pour préserver le statut quo- ne peut mener qu'à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l'action destructrice du temps sans l'intervention d'êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf." (11)

Notre problème consiste à rendre effectif un fonctionnement démocratique qui ne soit pas un vain mot et il est probable qu'une telle visée passe, entre autres, par le développement de sentiments civiques et l'essor d'une conscience politique. Pour résister à l'aura d'un chef, pour échapper à l'emprise de petits-maîtres, pour éviter d'avoir à subir demain l'hégémonie d'une minorité, pour se défendre contre le danger des dérives égotistes et narcissiques, la meilleure solution est que chacun ait une âme d'analyste résistant et de citoyen responsable. Nous avons tout à gagner à partir du principe qu'une personne qui se déplace à une réunion des États généraux de la Psychanalyse est à priori capable de comprendre l'intégralité des problèmes spécifiques à l'univers de la psychanalyse et à supposer également chez elle l'existence d'une aptitude à se préoccuper du devenir de l'ensemble de la planète.

Dans un premier temps l'objectif sur lequel travaille le mouvement des États Généraux peut sembler modeste : arriver à mettre en place un réseau de pensées et une structure de rencontres rassemblant des penseurs issus de divers bords et réunissant potentiellement tous les échelons du milieu analytique. Soit, mais peut-on penser qu'on va donner vie à une communauté sans dominance en restant simplement dans le cadre d'une méconnaissance des mécanismes qui ont permis l'établissement de la situation présente ? Peut-on partager le fantasme que toutes les préséances vont s'évanouir miraculeusement du jour au lendemain parce que leur caractère indésirable aura été publiquement proclamé ?

Nous avons la chance de disposer au cœur des premiers comités d'organisation des É.G.P. de quelques têtes pensantes fort éclairées et tout à fait convaincues de la nécessité d'accomplir des transformations conséquentes. Nous avons également la chance que le foyer principal des É.G.P. ait déjà effectué sa migration vers l'Amérique latine où le conservatisme analytique est moins fort qu'en Europe. Toutefois dans la société si civilisée des analystes, étant donné le bien-être des élites, il faut quand même se demander s'il est très réaliste d'attendre du suffrage des nantis autre chose que la perpétuation du système en place. Analyser l'ensemble d'un corps social et déconstruire tous les aspects d'un pouvoir professionnel est une tâche complexe qui demande des compétences croisées et il y a quelques raisons de craindre que des personnes qui seraient toutes inscrites dans des positions similaires ne sachent pas ou ne veuillent pas aller au bout d'une telle entreprise. Un groupement humain qui souhaite mener à bien l'examen critique de son propre fonctionnement a intérêt à privilégier une écoute égalitaire de l'ensemble des éléments qui le composent. Donc si les classes intermédiaires et élémentaires ne se manifestent pas plus lors des prochains congrès, ou si elles rejoignent ce réseau uniquement en ayant pour objectif de s'installer à leur tour en position de pouvoir, il y a fort à parier que les changements n'iront pas loin et que les maladies infantiles du corps analytique se maintiendront, sans avoir trouvé là l'occasion de se soigner et de se surmonter. Notre défi consiste à réussir à inventer collectivement une autre façon d'être en évitant de nous retrouver dans quelque temps face à un schéma inversé finalement identique et qui serait à l'usage tout autant un frein à l'épanouissement du plus grand nombre.

Étant donnée la façon usuelle dont marche la société, quand on commence à vouloir réfléchir et agir à partir de modèles qui échappent à toute référence hiérarchique, les repères ne sont pas évidents. Certaines références existent tout de même, notamment du côté des réseaux neuronaux et de la société Internet, deux types de systèmes dont les régulations internes échappent à tout contrôle centralisé. Cela dit, devant tout changement d'organisation un peu conséquent, les réactions premières se situent souvent du côté du malaise. Au sein du réseau É.G.P., quelques participants de la première heure se montrent assez réticents face à notre approche comme s'ils étaient mus par une peur de perdre le contrôle d'un outil créé précisément pour perdre le contrôle. La peur de voir le réseau basculer dans un chaos sans limites, s'enliser dans des conflits stériles ou passer sous l'emprise d'aventuriers irresponsables est compréhensible. D'autant plus compréhensible que le début d'une aventure analytique est classiquement source de craintes. Il reste à présumer qu'un collectif composé en majorité de psychanalystes de niveau correct a des chances d'être un tout petit peu mieux armé que la moyenne pour arriver à dépasser ce genre d'inquiétudes. Et à supposer que la possibilité d'accéder à des échanges d'idées qui soient plus authentiques et plus riches rendra supportable le fait d'errer quelque temps dans l'incertitude et l'inconfort d'un territoire non balisé jusqu'à ce que puisse se découvrir une issue réellement créatrice qui, à terme, conviendrait mieux au plus grand nombre. Il serait quand même triste que des analystes soient incapables de défendre une conception de la vie qui soit autre chose qu'une simple reproduction de l'ordre institué. Il serait dommage que des analystes qui se veulent animés d'une volonté d'ouverture et de renouveau ne sachent pas se priver aujourd'hui et à l'avenir du plaisir réel de la dominance pour essayer d'accéder à un type de plaisir sublimé autour de l'invention d'une société plus conviviale.

Repenser l'ensemble des circuits de la chose freudienne est une démarche profondément analytique, ouverte sur l'inconnu et dont il n'y a pas lieu de supposer qu'elle soit à priori vouée à ne strictement rien changer à l'ordre établi. D'ores et déjà, il nous paraît clair qu'il n'y a aucun avenir intéressant pour le mouvement des États Généraux de la Psychanalyse en dehors de l'élaboration d'une pensée politique sur le fonctionnement du pouvoir analytique. Il y a no future pour ce réseau en dehors d'un approfondissement d'une réflexion collective sur le respect dû aux dominances hiérarchiques et nul devenir valable en dehors d'une levée au moins partielle des refoulements les plus usuels qui se maintiennent confortablement à l'abri du fonctionnement " normal " de la psychanalyse. De plus on ne saurait imaginer que ce mouvement puisse se poursuivre sans qu'on y organise un certain nombre de tables rondes permettant de discuter du bien (ou du mal) fondé des thèses avancées en son temps par Henri Laborit.

Né en 1914 et mort en 1995, Henri Laborit a été un esprit phare du vingtième siècle. Le moment viendra sans doute où les Français s'apercevront qu'ils ont vu transiter sur leur sol au siècle dernier un très grand humaniste. Pour l'instant, en conformité avec ce vieux dicton qui veut que nul ne soit prophète en son pays, la notoriété de celui que l'on voit apparaître à l'écran dans Mon oncle d'Amérique est souvent mieux assurée à l'étranger que dans son pays d'origine (12).

Henri Laborit était assez persuadé qu'il n'y avait pas à accepter le déterminisme d'une organisation complètement folle et autodestructrice de la société. De son point de vue, une voie de progrès était envisageable pour l'humanité à partir du moment où les hommes, connaissant et contrôlant un peu mieux les pulsions les plus archaïques de leur cerveau primitif, arriveraient à donner à terme plus d'espace à leur cortex imaginant. Pour parvenir à établir un jour au niveau planétaire des rapports interindividuels et intergroupes moins catastrophiques, pour que les hommes aient quelques chances d'émerger de l'effroyable cloaque dans lequel ils pataugent, pour qu'ils puissent apprendre à mieux composer avec les déterminismes inconscients qui les poussent à l'agressivité, l'optique laboritienne consiste à préconiser de diffuser convenablement l'information structure permettant de comprendre le fonctionnement des mammifères supérieurs. Il était évident pour lui qu'une information convenable sur le fonctionnement du conscient et de l'inconscient méritait d'être donnée (donnée et non pas vendue) à tous les humains et que son efficacité était liée au fait d'arriver à la diffuser simultanément aux quatre coins de la planète, en mettant l'accent sur la nécessité se sensibiliser les jeunes enfants sur le contenu de leur bagage animal dès les classes élémentaires.

Cela dit, cet homme si révolutionnaire dans l'âme, si préoccupé par le poids de l'inconscient a été souvent en butte de son vivant à l'hostilité tant des officiels du marxisme que de ceux de la psychanalyse. Au moment où il publie La Nouvelle Grille en 1974, il faut dire qu'il ose écrire en toutes lettres que sa trame explicative du vivant humain sera un jour dépassée, mais que pour l'heure elle est destinée à surpasser et englober tant la grille psychanalytique que la grille marxiste. Autant dire qu'il commettait là, aux yeux de la grande majorité des gardiens du temple de ces deux communautés, un affront impardonnable.

Contrairement à bien des scientifiques qui s'enferment une fois pour toutes dans leur domaine, Henri Laborit était un esprit extraordinairement curieux, penseur de l'emboîtement des niveaux d'organisation du vivant et fervent partisan de l'interdisciplinarité. Venu de la chirurgie, il fut à la fois biologiste, neurologue, pharmacologue, philosophe du comportement et penseur politique. Il s'intéressa de près à l'éthologie, à la sociologie, à la cybernétique, à l'économie mais très conscient de l'importance du langage et du poids de l'inconscient sur les destinées humaines, il approcha aussi évidemment le territoire de la linguistique et celui de la psychanalyse. Pour lui, la biologie était cependant la base de départ fondamentale et le domaine par excellence qui devait permettre à l'homme de saisir le sens des lois structurales qui président à l'organisation de l'ensemble des systèmes vivants.

La liste des découvertes fondamentales qu'on lui doit dans le domaine purement médical est impressionnante, ses apports ayant abouti à révolutionner au niveau mondial aussi bien la psychiatrie que la chirurgie ou la cardiologie. Le plus souvent les professionnels de la santé mentale savent associer son nom à la découverte en 1952 de la chlorpromazine et donc à l'usage des neuroleptiques. Mais partant de là, bon nombre d'analystes sont immédiatement pris dans des associations parasites qui les conduisent à se dispenser de lire un homme à priori suspect d'être responsable des dérives de la psychiatrie médicamenteuse. Il y a pourtant lieu de réaliser que cantonner Henri Laborit dans le rôle d'un pharmacologue désireux de tasser des symptômes sans en rechercher le sens est une monstrueuse réduction de tête, une opération presque aussi barbare que celles jadis pratiquées par les Indiens Navajos. Et il est temps également que les psychanalystes se mettent à lire de près cette œuvre phénoménale (trente-trois livres tout de même) susceptible d'apporter sur bien des sujets cliniques, sur la clinique du pouvoir, sur l'agressivité et sur la plupart des maladies endémiques de nos sociétés, des éclairages essentiels.

Les travaux d'Henri Laborit partent d'une interrogation sur les caractéristiques fonctionnelles de la vie, sur la finalité de l'espèce humaine, sur le poids de l'inconscient dans les comportements comme sur les effets sur le corps des relations entre l'homme et la société. Ils montrent comment le comportement individuel et social des êtres vivants fait toujours étroitement interagir mécanismes biochimiques et comportementaux. En tant que neurobiologiste, Laborit souhaitait décrypter le principe de la circulation des informations entre les cellules et relier ce savoir avec une réflexion plus large sur le rôle et les blocages de l'information dans la société. À partir de ses recherches biologiques, il en vint à expliquer les mécanismes d'établissement et de maintien des dominances, à contester la prétendue efficience des systèmes hiérarchiques quasi universellement répandus à la surface du globe et à dénoncer l'aberration de la plupart de nos circuits de production et d'échanges.

Assez vite Henri Laborit a été conduit à penser que tout organisme vivant a pour but essentiel la sauvegarde de sa structure biologique dans son environnement et que les comportements des mammifères (y compris naturellement ceux des humains) sont essentiellement conditionnés par deux choses : la recherche du plaisir et la recherche de la dominance. Pour lui, les relations entre les hommes sont avant tout placées sous la domination du principe de plaisir et cette recherche de plaisir passe d'ordinaire par la sexualité mais aussi par la mise en place de phénomènes de dominance profondément inscrits dans nos schémas mentaux et tellement bien assimilés qu'ils sont pratiquement aussi inconscients chez nous que chez les rats de laboratoire. Ses travaux soulignent à quel point l'homme en société a tendance à multiplier les structures hiérarchiques alors que paradoxalement celles-ci sont une des meilleures entraves à son épanouissement.

L'approche d'Henri Laborit soulève une question de fond et conduit en fin de compte à se demander si ce qui fait problème dans les sociétés humaines est le mode de distribution du pouvoir hiérarchique ou son existence même. L'homme d'après lui ne pouvant "trouver un bonheur général au sein des hiérarchies, puisque toutes les hiérarchies ne sont toujours que l'expression des dominances, c'est-à-dire du bonheur de quelques-uns et de la souffrance du plus grand nombre." (13), sa réponse va clairement dans le sens d'une réfutation de l'intérêt de continuer à nous accrocher aux structures hiérarchiques. Et dans la mesure où, tout au long de l'histoire de l'humanité, la très grande majorité des systèmes qui privilégient les transmissions pyramidales ont largement eu le temps de donner de multiples preuves des limites de leur efficacité et de leur faible aptitude à corriger leurs dysfonctionnements, il n'est pas dit qu'il soit totalement saugrenu de préconiser un changement substantiel des systèmes classiques de références pour laisser s'épanouir des systèmes en mode réseau, lesquels seraient susceptibles de s'autoréguler du fait du libre jeu de leurs réactions internes.

C'est d'ailleurs dans ce même sens que vont également tous les travaux de l'équipe pluridisciplinaire qui, au sein de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, réfléchit à l'intérêt de promouvoir une pensée complexe. Edgar Morin qui est au cœur de la réflexion sur la pensée complexe fait partie de ces gens qui refusent de se résigner au morcellement des savoirs scientifiques, philosophiques et poétiques et qui souhaitent au contraire approcher le domaine de l'homme en s'efforçant de prendre en compte la dimension de ses contradictions. (14)

Sa démarche consiste à relever le défi de penser le destin de l'humaine condition dans la multiplicité de ses doubles jeux puisque l'homme "sapiens/demens" est à la fois conscient/inconscient, tragique/comique, travailleur et jouer, prosaïque et imaginatif et qu'il est immanquablement pris dans une dialogique de la civilisation et de la barbarie, ces deux courants coexistant toujours plus ou moins pacifiquement en lui.

L'approche anthropologique développée par Edgar Morin distingue par ailleurs entre des organisations sociales de basse complexité qui privilégient un type de structure centralisée, hiérarchisée, peu favorable aux critiques remontantes et celles qui savent s'organiser suivant un modèle de haute complexité : " Dans les sociétés de basse complexité, la hiérarchie permet l'asservissement et l'exploitation du bas par le haut, de l'exécutant par le décideur, du performant par le compétent, de l'informé par l'informant, du non informé par l'informé." (15) La haute complexité quant à elle "laisse s'exprimer antagonismes et concurrences d'intérêts et surtout d'idées dans le cadre de lois démocratiques. Elle dissémine rétroactivement ses émergences sur l'ensemble des individus, lesquels disposent de la possibilité de contrôler leurs contrôleurs. C'est-à-dire que la haute complexité comporte l'autonomie individuelle et le civisme." (16)

On voit bien comment des pensées de ce type incitent à un questionnement sur les structures de nos sociétés et conduisent à s'interroger sur l'intérêt de l'organisation du microcosme analytique. Il n'est pas absurde de supposer que les sociétés analytiques, comme toutes les sociétés, puissent participer au lot commun et donc de supposer chez elles l'existence d'un fonctionnement collectif inconscient avec en particulier une tendance innée à cacher à leurs membres les connaissances susceptibles de remettre en cause leur propre structure.

La réalité que nous avons à regarder en face est que chez l'homo psychanaliticus comme dans toutes les espèces animales les rapports sont ordinairement organisés plus ou moins inconsciemment pour maintenir des structures hiérarchiques. Si les nouveaux arrivants sont autant invités à se soumettre à tout un système de valeurs et d'automatismes favorables au respect du principe d'autorité c'est bien sûr parce que la situation analytique passe par l'inévitable reproduction de la dissymétrie de la relation enfant-adulte mais aussi parce que la caractéristique fonctionnelle du cerveau d'un analyste penche naturellement du côté de la dominance. Les règles de la dominance existant dans notre niche environnementale sont simplement un peu plus subtiles que celles ayant cours chez d'autres grands singes. Chez nous les dominances peuvent parfaitement se maintenir et se légitimer en empruntant l'habit avantageux d'une bienveillante attention.

L'édifice actuel est pernicieux en premier lieu parce qu'il souffre d'un déficit global dans la circulation de l'information. Il est pernicieux ensuite parce qu'il s'est construit en miroir en reproduisant assez fidèlement les aberrations et les injustices du système économique. Mis à part quelques exceptions notables, les pratiques des analystes sont essentiellement faites par et pour des nantis. La communauté analytique qui est au courant que ses modalités de transmission sont complices d'un système social profondément injuste, lutte d'ordinaire assez peu et souvent très mal contre ce phénomène.

Et cela est d'autant plus grave que le savoir des psychanalystes ne porte pas uniquement sur la science des rêves, sur le transfert et les résistances à admettre le poids de la sexualité infantile. En tant que psychanalystes, nous avons des connaissances spécifiques et dans l'ensemble très bien élaborées sur le sadisme, sur la cruauté, sur la présence de l'inhumain en l'homme, sur les mécanismes de transmission et de répétition de la violence, sur la recherche d'un certain nombre de plaisirs asociaux et sur la possibilité de dévier une partie de cette quête de plaisir vers des objectifs qui soient culturellement plus acceptables. La culture analytique sur le sadisme et l'agressivité propres à l'homme constitue maintenant un fonds général, un patrimoine commun de l'humanité or il est évident que ce savoir, s'il était plus convenablement et plus largement propagé pourrait changer considérablement le sort de millions de vies humaines.

Est-il légitime de s'organiser pour vendre ce savoir uniquement à prix d'or, pour le distiller seulement au compte-gouttes et choisir de le diffuser essentiellement auprès d'une toute petite minorité de privilégiés en laissant de côté par ailleurs ceux-là mêmes qui pourraient en avoir le plus besoin ? Il faudra quand même qu'on se mette à réfléchir en quoi cette mentalité est radicalement différente et beaucoup plus respectable que celle des dirigeants des firmes pharmaceutiques qui, avant de mettre leurs médicaments sur le marché, écartent certaines populations et ne traitent qu'avec la catégorie des bons payeurs ?

Nous sommes facilement choqués par l'attitude de ces grands groupes pharmaceutiques qui, sachant pertinemment que leur politique commerciale condamne des millions de malades atteints de sida à mourir continuent malgré tout à défendre le principe du profit en refusant de diffuser largement et à un prix moindre leurs médicaments dans le tiers-monde. Nous avons naturellement raison de ne pas approuver cette attitude, mais par ailleurs osons aller au bout de la logique de ce raisonnement et demandons nous si, dans son fonctionnement classique, la psychanalyse n'offre pas quelques traits similaires.

Le niveau culturel du peuple analytique est assez élevé, mais son niveau d'engagement politique moyen est nettement plus bas. Et cela n'est pas le fruit d'un hasard puisque les instituts de formation apprennent un peu comment fonctionne l'inconscient et beaucoup l'ensemble des règles permettant de s'élever dans une hiérarchie. La stratification hiérarchique des analystes est basée sur un haut degré d'abstraction des connaissances professionnelles, sur l'expérience et sur le couplage complexe d'un savoir faire avec un savoir être. On peut comprendre que l'upper-class ne soit pas spécialement motivée à produire des travaux théoriques susceptibles d'aboutir à une remise en cause de sa position. Vivant dans leur ombre, les niveaux intermédiaires se maintiennent dans un conformisme culturel destiné à ne surtout pas compromettre leur chance d'insertion dans le groupe supérieur. En dessous se trouvent tous les anonymes qui constituent le bas de la pyramide analytique. Parmi ces gens-là, il y a forcément des penseurs de l'autrement qui seraient éventuellement susceptibles de renouveler les débats, mais jusqu'à présent tout était fait pour ne donner voix au chapitre qu'aux candidats dociles.

L'information professionnelle sophistiquée dont dispose un psychanalyste est une variante des multiples formes d'informations pointues qui existent dans les sciences humaines. Il y a naturellement dans cette profession des personnes plus ou moins bien formées et d'autres par ailleurs moins douées, moins performantes que leurs collègues mais cette fraction des travailleurs du psychisme devrait également avoir le droit d'exprimer ses envies et ses attentes et l'on voit mal en vertu de quoi les remarques du commun des mortels analystes ne pourraient pas être de temps à autre porteuses de quelques vérités importantes. Le fait qu'une catégorie de gens aient accès à un meilleur niveau professionnel ne justifie pas que l'ensemble d'un milieu soit piloté d'en haut sans prendre en compte les avis des niveaux dépendants. Et si l'on veut éviter de s'enferrer dans un simulacre d'autogestion qui ne renverrait à rien de crédible, il est probable que nous aurons rapidement à reconnaître l'existence entre nous de niveaux différents et complémentaires, tous pareillement indispensables au bon fonctionnement de l'ensemble. Il n'y a dans ce milieu, pas plus que dans d'autres, aucun mérite spécial ni à être jeune ni à être vieux, ce sont simplement des états dissemblables, à la fois rivaux et complémentaires. Le paradoxe est tout de même d'avoir à rappeler à des analystes que la meilleure solution pour régler les conflits entre générations est de les laisser s'exprimer ouvertement. En France par exemple c'est souvent une même génération, celle des grands-parents, qui forme les apprentis analystes, assure les contrôles en début d'exercice, fournit la logistique pour les tranches que tout praticien à peu près normalement constitué reprend un jour ou l'autre. C'est une même génération qui fait la loi, fixe toutes les règles à respecter, impose ses tarifs, la fréquence des séances et qui, confortablement installée dans le bien-être de sa situation, explique que " quand on veut on peut ". En prime, certains parmi ces gens-là ont évidemment un humour fou puisqu'il leur arrive de parler publiquement de la crise de la psychanalyse dans des termes où leur responsabilité n'est pratiquement jamais en cause.

Au cas où nous arriverions à mieux organiser les rapports entre nous, on peut supposer qu'il en résulterait parallèlement des changements d'attitude vis-à-vis des patients et de la société dans son ensemble. La logique du système actuel n'a en fait rien d'intouchable. Ce n'est pas par exemple parce qu'une bonne partie de la psychanalyse officielle entend apprendre aux nouveaux venus à composer avec des pratiques qui tendent à imposer dans ce milieu la dominance de l'intégrisme de l'argent que les jeunes générations sont pour autant obligées de se résigner à accepter de reproduire à l'identique ce fabuleux modèle.

Par ailleurs un certain nombre de faits politiques et économiques sont probablement déjà en train d'aider la psychanalyse à se dégager de certaines impasses en favorisant une réinterrogation de l'ensemble de ses circuits. Aussi dure que soit la crise actuelle en Argentine, il n'est pas dit qu'il n'en sortira strictement rien de valable au niveau analytique. Un nombre non négligeable de praticiens jadis aisés se retrouvent pratiquement du jour au lendemain dans une situation de quasi-chômage et contraints de penser le réel matériel en d'autres termes que ceux purement théoriques. Freud avait lui aussi perdu subitement une bonne partie de sa clientèle durant certaines périodes de guerres ou de crise économique. Ce genre de difficultés n'empêcha jamais son cerveau de continuer à travailler pendant ces moments difficiles ce qui fait que nous devons quelques ouvrages supplémentaires, et non des moindres, à ses revers de fortune. De toute manière, il y a tout lieu de penser que le malaise de la civilisation ne saurait, pour un analyste, entrer dans la catégorie des passe-temps facultatifs. Ce genre de préoccupation devrait constituer en réalité une activité incontournable et un point de mouillage obligé. Du fait de l'évolution catastrophique de certains pays, le nombre des psys qui vont avoir de plus en plus de mal à se dérober à cette tâche est en train d'augmenter de façon sensible. Il reste à souhaiter qu'un renouveau émergera de cette souffrance et que face aux criantes dérives pathologiques de la vie publique, des élaborations nouvelles se formeront qui parviendront à rayonner au delà de leurs points de départ.

En Europe, la situation est moins brutale, mais la passivité de la majorité du corps analytique face au triomphe du néolibéralisme qui condamne la grande majorité de la planète à un sort lamentable est tout aussi inquiétante. À force de ne pas regarder le devenir de nos sociétés, à force de n'en rien vouloir savoir, la profession a pris le risque d'être de moins en moins crédible. La corporation agit en gros comme si elle était d'accord pour se condamner à n'être perçue par le public que comme une tribu repliée sur elle-même, avec son lot de croyances ésotériques et de présupposés auxquels il n'est pas question de toucher du moment qu'ils la font vivre.

La situation est suffisamment grave pour que Miguel Benasayag s'adresse dans la presse à ses collègues qui "aiment l'argent le confort et les débats creux" pour leur poser publiquement la question suivante : " Comment rester psychanalyste encore ? Nous nous le demandons souvent, le docteur Même et moi-même. Sans doute est-ce seulement à condition de relever le défi d'une pensée et d'une praxis à la hauteur du nouveau malaise dans la civilisation. Pour être moins amidonnés, moins précieuses ridicules, moins conseillers du prince, faites le chers collègues. Et si ce n'est au nom de l'éthique, faites-le au moins pour de bas motifs corporatistes. " Mais la fin de l'article n'est guère optimiste puisque l'auteur conclut : " La plupart de nos chers collègues ne sont plus en condition de résister à la "clinique américaine de la normalisation" parce qu'eux-mêmes sont devenus des prêtres de la normalité." (17)

Il est permis de penser que durant la deuxième moitié du vingtième siècle la recherche du confort a orienté bien des pratiques cliniques et que cette quête n'a pas toujours été profitable à la qualité de la pensée de certains analystes. Le manque d'imagination en matière sociale de bien des gens arrivés est d'ailleurs chose courante puisque les personnes qui bénéficient de situations confortables sont souvent peu capables de concevoir d'autres systèmes sociaux que ceux qui les honorent et les enferment par là même dans le jeu d'automatismes culturels. (18) Dans un tel contexte, on en vient à se dire que les difficultés économiques dans lesquelles se débattent actuellement certains jeunes confrères pourraient peut-être paradoxalement devenir l'une des ultimes chances d'assister à un renouveau significatif de cette discipline.

Avec la sortie récente d'un livre consacré aux Intellos précaires, Anne et Marine Rambach ont réussi à attirer l'attention des médias français sur un phénomène jusque-là assez peu commenté sur la scène publique : la croissance de la précarité au sein de certains milieux intellectuels. Les auteurs ont entrepris de décrire les mécanismes d'exploitation spécifiques aux élites culturelles et leur travail porte avant tout sur les milieux qu'elles connaissent bien pour les avoir pratiqués de l'intérieur ou côtoyés de près : celui de la presse, de l'édition ou de la recherche universitaire.

Comme les gens qui sont aux postes de commande aujourd'hui dans ces domaines sont très généralement d'anciens leaders soixante-huitards, un cri du cœur leur échappe au moment de la conclusion " Quelle est vache, la génération de papa ! ", cri du cœur assorti du commentaire suivant :"… il est vrai que cette génération est entrée dans la carrière avec des intentions réformatrices, qu'elle a critiqué avec véhémence et le pavé à la main le mandarinat qui régnait dans les universités ; elle a contesté le capitalisme, parfois refusé la propriété, condamné la hiérarchisation, l'exploitation. Il ne s'agit pas ici de juger leur parcours, de pleurer la " dérive centriste " des ex-gauchistes. Mais simplement d'analyser la situation actuelle à l'aune de certaines valeurs que nous a léguées la génération de nos parents". (19)

Attelées à exposer la façon dont fonctionne la fracture sociale chez les intellectuels, Anne et Marine Rambach interprètent leur propre expérience, décrivent celle de leur entourage proche et commentent un certain nombre de témoignages recueillis par le biais d'Internet.

Qu'on se rassure : à les lire, l'honneur des analystes est sauf puisque l'évocation du microcosme analytique qui aurait pu fournir un riche terrain d'investigation n'a pas été utilisée à l'appui de leur thèse. Cela dit, ce livre n'a nullement la prétention d'être une étude socio-économique exhaustive de l'ensemble des circuits de la précarité existant dans les sphères de l'esprit et l'on ne saurait penser que, dans ce discours comme dans tout autre, les manques et les non dits n'ont aucun intérêt.

Si le métier de la presse est de parler, celui des analystes est d'abord de se taire, ce qui fait une première bonne raison pour que les tabous soient dans l'ensemble particulièrement bien gardés dans la profession. La précarité de nombreux analystes est devenu un fait de société non négligeable et si on se base sur l'exemple français cette situation n'a cessé de s'aggraver dans les deux dernières décennies.

Le premier échec des analystes précarisés ou en voie de précarisation, lesquels sont souvent par ailleurs des gens valables, porteurs de principes éthiques, d'idées généreuses, d'idéaux contestataires, réside dans leur difficulté à dire la vérité de ce qu'ils vivent. Par là ils constituent une population mutique donc le comportement résigné et soumis est le meilleur garant du maintien de certains abus sévissant dans ce secteur. Enfants conjugués de la crise analytique et de la crise économique, les analystes précaires constituent la face cachée un peu honteuse du métier. Les nouveaux venus ont parfois la tentation de dénier leurs difficultés d'insertion professionnelle, déni dont la dimension pathologique leur semblerait patente chez tout patient. Ceux qui sont vraiment en position très précaire sont d'ailleurs encore pour l'instant incapables d'exprimer ouvertement leurs doléances. Leur tendre des cahiers est pourtant une première étape vers l'établissement d'une future confrontation dont on peut penser qu'elle pourrait être bénéfique pour tout le monde dans la mesure où ce qui a toujours manqué à ce milieu c'est la régénération permanente d'une boucle rétroactive. Personnellement je ne suis pas loin de penser que c'est osant aller vers des modalités autorisant un contrôle indirect des contrôleurs par les contrôlés qu'on a quelques chances de parvenir à faire évoluer l'ensemble de la tribu des analystes dans un sens intéressant.

Il est illusoire d'imaginer que les humains arriveront jamais à construire un monde totalement exempt de violence mais vu l'état en moyenne déplorable des relations humaines sur cette terre, rien n'interdit de penser que des voies restent à explorer pour essayer de sortir de la spirale actuelle qui rend chaque siècle encore plus sauvage que le précédent.

Par rapport aux pistes dont les hommes disposent pour réfléchir aux moyens d'améliorer leur sort, on peut douter que toutes aient été sérieusement essayées et mises en application dans des conditions satisfaisantes.

Le rôle de l'intellectuel, si l'on en croit Michel Foucault, " c'est de voir jusqu'où la libération de la pensée peut arriver à rendre ces transformations assez urgentes pour qu'on ait envie de les faire, et assez difficiles à faire pour qu'elles s'inscrivent profondément dans le réel.

Il s'agit de rendre les conflits plus visibles, de les rendre plus essentiels que les simples affrontements d'intérêts ou les simples blocages institutionnels. De ces conflits, de ces affrontements doit sortir un nouveau rapport de forces dont le profil provisoire sera une réforme.

S'il n'y a pas eu à la base le travail de pensée sur elle-même et si effectivement des modes de pensée, c'est-à-dire des modes d'action ne sont pas modifiés, quel que soit le projet de réforme, on sait qu'il va être phagocyté, digéré par des modes de comportement et d'institutions qui seront toujours les mêmes."(20)

La psychanalyse étant une science jeune, on ne saurait s'étonner outre mesure que les fils de Freud en soient encore à l'age des ventouses, des saignées et des sangsues. Les analystes ont pourtant pas mal d'avenir devant eux et sans doute encore quelques éminents services à rendre à l'humanité ; mais pour se faire il faut qu'ils veuillent bien quitter leur tour d'ivoire et qu'ils se mettent à analyser le plaisir de dominance. Un certain nombre de théories bio-politiques de Laborit demandent encore à être validées par des expériences de terrain et l'on peut penser que les É.G.P. pourraient être l'un de ces terrains d'étude de la faisabilité d'une révolution autre que classiquement politique.

Je laisse donc in fine la parole à celui qui est pour moi l'un des pères fondateurs (inconscient, bien sûr, mais les pères inconscients ne comptent-ils pas parmi les meilleurs ?) de ce deviendra éventuellement demain le courant de l'anti-psychanalyse : " Il faut motiver l'homme de demain pour qu'il comprenne que ce n'est qu'en s'occupant des autres, ou plus exactement des rapports des hommes entre eux, de tous les hommes quels qu'ils soient, qu'il pourra trouver la sécurité, la gratification, le plaisir. Je ne suis pas loin de croire que nous entrons dans une ère où il ne sera plus possible d'être heureux seul ou à quelques-uns. Nous entrons dans une ère où toutes les " valeurs " anciennes établies pour favoriser la dominance hiérarchique doivent s'effondrer." (21)

Annexe: Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique (22)

" Pour conclure, je tiens à examiner une situation qui appartient au domaine de l'avenir et que nombre d'entre vous considéreront comme fantaisiste mais qui, à mon avis, mérite que nos esprits s'y préparent. Vous savez que le champ de notre action thérapeutique n'est pas très vaste. Nous ne sommes qu'une poignée d'analystes et chacun de nous, même en travaillant d'arrache-pied, ne peut, en une année, se consacrer qu'à un très petit nombre de malades. Par rapport à l'immense misère névrotique répandue sur la terre et qui, peut-être, pourrait ne pas exister-ce que nous arrivons à faire est à peu prés négligeable. En outre, les nécessités de l'existence nous obligent à nous en tenir aux classes sociales aisées, aux personnes habituées à choisir à leur gré leur médecin et que leurs préjugés à l'égard de la psychanalyse peuvent éloigner de nous. Pour le moment, nous sommes obligés de ne rien faire pour une multitude de gens qui souffrent intensément de leurs névroses.

Admettons maintenant que, grâce à quelque organisation nouvelle, le nombre d'analystes s'accroisse à tel point que nous parvenions à traiter des foules de gens. On peut prévoir, d'autre part, qu'un jour la conscience sociale s'éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu'à l'aide chirurgicale qui lui est déjà assurée par la chirurgie salvatrice. La société reconnaîtra aussi que la santé publique n'est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose. Les maladies névrotiques ne doivent pas être abandonnées aux efforts impuissants de charitables particuliers. À ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l'on s'efforcera, à l'aide de l'analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes, qui sans cela s'adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n'ont le choix qu'entre la dépravation et la névrose. Ces traitements seront gratuits. Peut-être faudra-t-il longtemps encore avant que l'État reconnaisse l'urgence de ces obligations. Les conditions actuelles peuvent aussi retarder notablement ces innovations et il est probable que les premiers instituts de ce genre seront dus à l'initiative privée, mais il faudra bien qu'un jour ou l'autre la nécessité en soit reconnue.

Nous nous verrons alors obligés d'adapter notre technique à ces conditions nouvelles. L'exactitude de nos hypothèses psychologiques, je n'en doute pas, ne peut manquer de frapper les ignorants eux-mêmes, toutefois nous devrons donner à nos doctrines théoriques la forme la plus simple et la plus accessible. Nous découvrirons probablement que les pauvres sont, moins encore que les riches, disposés à renoncer à leurs névroses parce que la dure existence qui les attend ne les attire guère et que la maladie leur confère un droit de plus à une aide sociale. Peut-être nous arrivera-t-il souvent de n'intervenir utilement qu'en associant au secours psychique une aide matérielle, à la manière de l'empereur Joseph. Tout porte aussi à croire que, vu l'application massive de notre thérapeutique, nous serons obligés de mêler à l'or pur de l'analyse une quantité considérable du plomb de la suggestion directe. Parfois même, nous devrons, comme dans le traitement des névroses de guerre, faire usage de l'influence hypnotique. Mais quelle que soit la forme de cette psychothérapie populaire et de ses éléments, les parties les plus importantes, les plus actives demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de tout parti pris."
1 - LABORIT H. La nouvelle grille, Première parution éditions Robert Laffont, 1974, réédition folio essais Gallimard, Paris, 2000, p 20.
2 - CAMUS A. L'homme révolté première parution Paris, Gallimard, 1951, réédition Folio essais,1993, p 362.
3 - ONFRAY M. Politique du rebelle. Traité de résistance et d'insoumission, Paris, Grasset, 1997, p132.
4 - MORIN E. La méthode tome 5, L'humanité de l'humanité : L'identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001, p 185.
5 - Titre d'un article de Dominique Boullier " Ce n'est pas une revendication d'autorité ou de sécurité qui fait le quotidien des Français, c'est une revendication de pouvoir sur son environnement, de responsabilité, c'est à elle qu'il faut proposer des débouchés et non la laisser dégénérer en égoïsmes ou en replis protectionnistes. Non, nous ne sommes pas englués dans la fatalité d'un modèle bonapartiste et autoritaire appelant à l'aide un sauveur qui réglerait les problèmes à notre place. Oui, les Français demandent de la participation, de la responsabilité. "
Article paru dans Libération du 1er Février 2002, p 5. Voir également :
BOULLIIER D. Derrière chez moi… l'intérêt général. Le génie associatif, Textuel, 2001.
6 - Le monde des Non-A d'Alfred Van Vogt évoque l'univers de la pensée non aristotélicienne, le monde des Non-H serait quant à lui un monde où les valeurs hiérarchiques pourraient être remplacées par des valeurs différentes.
(The World of Non-A,1948, A. Van Vogt, traduction française Boris Vian, 1953, le "Rayon fantastique" Gallimard, collection J'ai lu n° 362)
7 - SPIRE A. commentant pour l'Humanité la sortie du livre de Régis Debray : I.F., suite et fin dans un article intitulé Que sont les intellectuels français devenus ?
8 - KATZ C. S. in Foucault et la folie comme absence d'œuvre http://www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/revue/texte5_1.html
9 - Cf. par exemple l'article sur La Nouvelle vie de Saint-Just (accessible à partir du site des É.G.P. : http://www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/ ou http://www.etatsgeneraux-psychanalyse.org)
10 - En biologie, il est bien connu que la transformation d'une espèce est une longue histoire qui procède par essais et erreurs et que dans une même espèce tous les individus ne sont pas touchés en même temps par les mutations. Les mutants sont perturbateurs des expérimentateurs, les découvreurs de nouvelles façons d'être au monde. Ils sont " des essayeurs de l'inédit " :" Leur rôle dans la transformation de la masse n'est pas certain et ils risquent fort de disparaître si leur évolution n'est pas conforme à l'évolution des conditions physico-chimiques de vie dans le milieu. Mais, après coup, leur existence historique peut faire croire à leur rôle d'exemple, de symbole, à leur rôle créateur. Il n'est pas sûr qu'ils soient autre chose que des témoins précoces, privilégiés, de la transformation du milieu, des êtres conscients perdus dans l'inconscience de leurs " semblables. " " LABORIT H. in L'homme imaginant, Union générale d'éditions, col.10.18, Paris, 1970, p. 62-63.
11 - ARENDT H."La crise de la culture"- Folio/ Essais - Gallimard 1989, p. 246.
12 - Mon oncle d'Amérique est une fiction qu'Alain Resnais réalisa pour divulguer les conceptions d'Henri Laborit auprès du grand public. Le film qui souligne l'existence de quelques concordances entre la vie psychique des rats et celle des humains, reçut la palme d'or à Cannes en 1980.
13 - LABORIT H. Société informationnelle Idées pour l'autogestion, CERF, 1973, p 68.
14 - La bibliographie des ouvrages publiés par MORIN E. est vaste. L'approche la plus synthétique aujourd'hui disponible se trouve dans La méthode tome 5 l'humanité de l'humanité : L'identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001.
15 - MORIN E. La méthode tome 5 l'humanité de l'humanité : L'identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001, p 175.
16 - MORIN E. La méthode tome 5 l'humanité de l'humanité : L'identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001, p 177.
17 - Article de Miguel Benasayag, psychanalyste et écrivain, paru dans l'hebdomadaire Marianne du 4 au 10 mars 2002.
18 - " Nos déterminismes sociaux sont dominants, car les sociétés, comme toutes les structures vivantes, ont tendance à maintenir l'état dans lequel elles se trouvent, pour préserver leur existence, en soumettant l'individu à leurs préjugés, leurs préceptes, leurs lois, leurs "valeurs"." LABORIT H. L'homme imaginant, Union générale d'éditions, col.10.18, Paris, 1970, p 16.
19 - RAMBACH A. et M. Les intellos précaires, Paris, Fayard, 2001, p 323.
20 - FOUCAULT M. " Est-il donc important de penser ? " (entretien avec D. Éribon), Libération, n° 15,30-31 mai 1981, p 21. Repris dans Dits et Écrits tome II , Paris, Éditions Gallimard, col Quarto, 2001, p 1000.
21 - LABORIT H. La nouvelle grille, Première parution éditions Robert Laffont, 1974, réédition folio essais Gallimard, Paris, 2000, p 326.
22 - Extrait de la conférence faite par Sigmund Freud au cinquième congrès psychanalytique de Budapest (septembre 1918). Publié d'abord dans l'Int. Zeitsch. F. ârztl. Psa, vol V (1919) puis dans la cinquième série des Petits écrits sur la théorie des névroses, Ges Werke, vol XII.
23 - Paru en français dans La technique psychanalytique, Paris, Puf, col. dirigée par J. Laplanche, première édition 1953.