A propos des états generaux de la psychanalyse

Michel JUFFÉ, philosophe, le 26 juillet 2000

Commençons par la fin. Le 12 juillet 2000, j'ai lu dans Le Monde un article signé Dominique Dhombres qui laissait penser que, en substance, ces EGP étaient une manifestation anti-IPA, « au pays de la Révolution », dont Jacques Lacan était le porte-flambeau. Non seulement cet article est d'un chauvinisme digne des supporters d'un club de foot mais surtout il ne dit rien sur le déroulement des EGP. Bien qu'une analyste brésilienne ait déclaré publiquement qu'elle démissionnait de l'IPA, bien que de temps à autres quelques remarques acerbes aient portées sur l'IPA, ce qui s'est passé durant ces EGP ne ressemblait en rien à un règlement de compte avec ladite institution. Pas plus que, mis à part quelques orateurs sur lesquels je reviendrai, il n'était question d'encenser Lacan. Ce qui était marquant, pour moi et sans doute pour bien d'autres, si j'en juge aux effets produits par leurs interventions, ce fut le contraste saisissant entre d'une part des variations plus ou moins laborieuses autour de Freud surtout, de Lacan parfois, et d'autre part l'ardeur avec laquelle les latino-américains ­ principalement brésiliens et argentins ­ et quelques autres, ont posé le triple problème de la théorie, de la clinique et surtout de la prise de position des psychanalystes dans la sphère politique, et notamment dans les motifs politiques de la misère psychique.

Plutôt que de rendre compte de manière analytique ou synthétique du déroulement des EGP ­ ce qui me serait de toute manière impossible puisque je n'ai pas été constamment assis sur les bancs de la Sorbonne et que j'ai manqué le dernier jour - je prends ici le parti de creuser ce contraste.

Dès le premier matin, après des rappels élémentaires mais salutaires de René Major (il faut lutter contre « les théories qui prétendent rétablir l'autorité de la conscience ») et d'Elisabeth Roudinesco (les thématiques du développement personnel « laissent croire que l'ancrage historique n'a pas de poids ») ­ rappels de ce qui différencie la psychanalyse des psycho- et pharmacothérapies diverses - j'ai entendu cette phrase, de Maria Cristina Magalhâes, qui m'a donné un premier frisson de joie : « Nous les Brésiliens importions les théories européennes à présent nous parlons brésilien ». Phrase que j'ai entendue ainsi, comme la suite me l'a confirmé : nous nous sommes enfin affranchis des dogmatismes freudien et lacanien, nous pensons par nous-mêmes.

L'après-midi, un autre Brésilien, Miguel Calmon, proposa de questionner le modèle freudien, notamment sur les questions de l'origine, de l'inconscient comme substance, du refoulement et du fantasme. Après qu'Alain Vannier (France) ait posé comme enjeu du prochain siècle le rapport entre clinique et politique et ait énoncé que « au commencement était le transfert » (ce qui ouvre effectivement à une reconsidération des relations entre le familial et le politique).

Le lendemain matin, à propos de la transmission, Daniel Kuperman (Brésil), insistait sur la nécessité, pour ces EGP, de « promouvoir un acte » qui aille au-delà des dissensions entre freudiens et lacaniens ; Annie Tardits (France) parlait de la « transmission apostolique » de la psychanalyse, la constituant ainsi en objet dont il faudrait apprendre à faire le deuil ; René Major prônait l'abandon de la nosographie psychiatrique ; et Philippe Réfabert, tentait, à l'aide d' « histoires juives », de montrer que Freud s'était pris les pieds dans la mythologie grecque.

Mais c'est le dimanche après-midi que ces EGP « décollèrent ». L'exposé introductif de Paula Rocha (Brésil) fut véritablement le premier acte des EGP. Je ne peux en citer que quelques phrases, qui en donnent le ton : critiquer la modernité, s'attaquer au monde de la performance et de l'auto-centrage, survivre et rester éveillés, mettre en œuvre des institutions plus fraternelles et démocratiques, en se rappelant le but premier de la psychanalyse : diminuer la souffrance de l'être humain. D'où une critique frontale des successeurs de Freud : perte de la réflexion critique au profit de la doctrine « îlot sacré », intolérance, recherche du prestige. Paula Rocha dénonçait ainsi une recherche du contrôle qui mène à l'autarcie et à la MacDonaldisation de la psychanalyse. Le point de départ de la psychanalyse doit être, dit-elle, la clinique sociale du monde contemporain. Bern Schwibs, un des quelques Allemands présents, allait enfoncer le même clou : peut-on continuer à maintenir le mythe d'une psychanalyse subversive a priori ? Chawki Azouri (Liban) rappelait ensuite, citant Nietzsche, qu'on rend mal son dû à un maître quand on reste son élève. Joël Birman (Brésil) affirmait ensuite qu'il n'y a aucune « pureté » de l'expérience de l'inconscient et que le transfert est soumis à un pouvoir institutionnel. Juan Carlos Volnovitch (Argentine) plaida pour une critique de l'adhésion aux théories et aux institutions, de la supposée neutralité de l'analyste, et de l'irresponsabilité face aux souffrances des autres. Lise Monette (Canada) posa ensuite ces questions : les sociétés psychanalytiques se construisent-elles sur les ruines de la communauté ? « Nos institutions sont-elles notre maladie infantile ? » Puis elle parla de la filiation multiple, paradoxale, non-linéaire et non-hiérarchique... laquelle conduit à des singularités non-additives, non capitalisables, acceptant la perte, l'impasse. Ce qui conduit, selon elle, à une conception fraternelle et nomade de la psychanalyse.

Après un tel feu d'artifice polyphonique, Patrick Guyomard, animateur du débat, déclarait, visiblement ému et surpris, que nous étions enfin entrés dans ces EGP et qu'on avait enfin parlé de clinique et de transmission, précisément en soulevant la question des institutions. D'où sa question (qui est en fait, à mes yeux, l'esquisse d'une proposition de travail collectif) : qu'est-ce qui institue la psychanalyse ?

Très curieusement, alors que la séance suivante était consacrée au « rapport de la psychanalyse au social et au politique », après une introduction par Gilou Garcia Reinoso (Argentine) reprenant et résumant les interventions de la veille (psychanalyse et droits de l'homme ; relation aux institutions), rien d'aussi vif et argumenté ne sortait de cette demi-journée, bien qu'il y fût question de la position de la psychanalyse, en tant que telle, face à la question des « droits de l'homme » non seulement concernant la complicité d'institutions psychanalytiques avec des régimes autoritaires mais aussi concernant sa capacité à « penser » les droits de l'homme à présent et sur ses propres bases théoriques (du moins ai-je cru comprendre cela).

En contraste, rapidement, car je préfère insister sur ce qui a soulevé mon enthousiasme, j'avoue avoir été surpris ­ peut-être parce que je ne fréquente pas assez le milieu psychanalytique ­ par quelques exemples de dogmatisme et d'académisme freudien « classique » et lacanien. Ils sont massivement apparus lors des séances consacrées à la « transmission de la psychanalyse » et au « rapport de la psychanalyse à l'art, à la littérature et à la philosophie ». Lors de la première d'entre elles, mis à part un discours « technoscientiste » d'Howard Shevrin (USA) ­ connaissances accumulées, recherche scientifique, inconscient et cerveau humain, etc. ­ deux psychanalystes français (hélas !) nous ont fait subir une logorrhée lacanienne - sur un ton condescendant et suffisant rappelant celui dont raffolait leur maître - que je croyais avoir disparue depuis le début des années 1980. A propos de « la psychanalyse et l'art, etc. » nous nous sommes retrouvés dans un débat académique où il s'agissait notamment de savoir si LA psychanalyse et LA philosophie (d'un seul coup hypostasiées) ont des choses à se dire et lesquelles, si la psychanalyse ne fait que suivre les intuitions des artistes, si l'ineffable n'est pas la limite de l'analyse, etc. Cet après-midi, qui aurait pu permettre qu'un dialogue entre psychanalystes et littéraires, psychanalystes et philosophes se noue ­ sur la base d'un apport réciproque ­ ne fut qu'une redite des idées de Freud concernant les savoirs non psychanalytiques. Le seul philosophe (Bernard Sichère) que j'aie pu entendre déclara, dans la salle, qu'il déplorait que les psychanalystes n'entendent rien venant de la philosophie, que ce soit à propos de l'âme, du sujet ou d'autres thèmes communs.

Jacques Derrida, conférencier invité à la fin de cette journée, sous le titre des « Etats d'âme de la psychanalyse », mit en cause l'incapacité actuelle (depuis la IIe guerre mondiale, dit-il) de la psychanalyse à penser l'éthique et les droits de l'homme, dans leur récente évolution. Ce qu'il illustra en parlant de la peine de mort aux Etats-Unis, en relation avec la cruauté et(de) la souveraineté, les deux étant expression d'une pulsion de mort, d'un besoin de haïr et d'anéantir (dixit Einstein) contre lesquels vient buter la psychanalyse. Je pense qu'à sa manière Derrida a pointé cette faible sensibilité de la psychanalyse face au politique ­ dont les sud-américains montrent qu'elle n'est pas irrémédiable.

Ledit contraste, qui laisse espérer que la psychanalyse va sortir de son autisme, ne m'empêche pas de ressentir un malaise assez profond. Pour l'exprimer, je dois à présent me situer : je suis venu à ces EGP parce que je me sens concerné depuis fort longtemps par la psychanalyse (mon premier travail d'étudiant sur Freud date de 1967) en tant que philosophe. Comme certains de mes collègues, dont certains éminents, je considère que la psychanalyse n'est pas qu'un chapitre particulier dans l'enseignement de (et de la recherche en) philosophie, mais une mise en question fondamentale des catégories, thèmes et concepts de la philosophie. Mon attachement à la psychanalyse est profond et je ne vois pas à quelque horizon que ce soit comment une psychologie (quelle se dise scientifique ou philosophique) pourrait se passer d'elle. Je trouve donc d'autant plus troublante l'attitude, que je trouve suicidaire, de psychanalystes qui théorisent comme si le reste du monde ne pensait pas : depuis Freud la sociologie, l'anthropologie sociale et la philosophie ne se sont pas arrêtées et plus précisément elles n'ont pas été d'un seul coup disqualifiées sous prétexte qu'elles ne se fondent pas sur la psychanalyse. Par exemple : depuis Mendel nous savons, sans doute possible, qu'il n'existe pas d'hérédité des caractères acquis ; que Freud, en bon darwinien, l'ignore et parle d'un appareil psychique constitué dans la préhistoire et depuis transmis inconsciemment, qui pourrait le lui reprocher ? Mais que cent ans après ses successeurs ne mettent pas en cause cette erreur monumentale, qui n'est pas sans conséquence majeure sur la définition de l'inconscient, sur le « complexe d'Œdipe », sur le « destin des pulsions », reste stupéfiant. Par exemple : aucune étude anthropologique ne fait état d'un meurtre inaugural du père par des frères assemblés, etc. On trouve toutes sortes de crimes et de violences dans toutes les sociétés, dites primitives ou non, rapportés par des récits sacrés et autres ­ mais rien n'atteste que ce cas particulier ait valeur de commencement. Pour avoir écrit, il y a 35 ans, que Freud avait construit cette légende pour donner un fondement généalogique au complexe d'Œdipe, Paul Ricoeur s'est fait honnir par Lacan : je ne crois pas qu'un seul psychanalyste, alors, ait pris au sérieux sa critique. Durant ces EGP, j'ai entendu, à mainte reprise, parler du « meurtre du père », de la « castration », comme d'évidences indiscutables... exactement comme la « Sainte Trinité » ou comme « l'inéluctable victoire du prolétariat ».

Derrida a posé la question : de quoi souffre la psychanalyse ? Quel deuil n'arrive-t-elle pas à faire ? Malheureusement, il s'est abstenu de répondre. Je vais tenter cette réponse : la psychanalyse souffre de ne pas faire son deuil de la « science de la nature » qu'elle croit être. La fin du XIXe siècle fût une réaction violente contre une philosophie supposée idéaliste et ne tenant aucun compte de la « vie réelle ». Du coup les sciences humaines voulurent se fonder sur une table rase, par la « pure » observation de la nature humaine, occultant que leur problématique, leurs concepts, leurs thèmes venaient de cette philosophie honnie. La psychanalyse, née dans un milieu médical, fit un pas de plus : elle devait être une des sciences naturelles, à l'image de la physique et de la chimie. De la sorte des questions fondamentales furent évitées ou confiées, par la force des choses, à l'inculture de Freud en matière de sciences de la culture (de l'esprit, etc.) : par exemple, Eros et Thanatos, les pulsions, les instances autant de thèmes non conceptualisés (comme Freud est le premier à le reconnaître), et qu'il n'est guère question, cent ans après, de remettre en question. La psychanalyse aujourd'hui craint la concurrence des neurosciences : à juste titre, puisque celles-ci prétendent être des sciences positives, sans mythologie (autrement dit, leur mythologie, à leur insu, est celle d'un monde où tout est observable et calculable). Or, que prétendent encore à présent un grand nombre de théoriciens de la psychanalyse ? Que la théorie des pulsions ne doit pas être discutée sous peine de perdre de vue le corps, l'inconscient, etc. En réalité l'ancrage obstiné dans une telle théorie n'est rien d'autre que ce qui pose la psychanalyse comme « science naturelle ». En tant que science naturelle, la psychanalyse est désarmée, puisque son matériau et ses instruments sont et restent la parole, la relation intersubjective, le transfert, la présence et la représentation, la mémoire et l'imagination ­ toutes choses qui en font une science de l'homme, une science historique parmi d'autres. Or la plupart des psychanalystes (en tous cas ceux qui s'expriment publiquement) tournent le dos à ces sciences. Là encore un exemple : Ludwig Biswanger a passé sa vie à ancrer la psychiatrie dans la phénoménologie husserlienne. On n'est pas obligé de le suivre, car d'autres supports philosophiques sont possibles, mais il est clair pour lui qu'existe une « essence » (qu'il nomme « présence ») de l'homme qu'on ne peut pas réduire à sa naturalité. Un très grand nombre de psychanalystes se refusent à ces considérations « métaphysiques » car la « métapsychologie » de Freud (de son propre aveu à peine esquissée et très insuffisante) leur sert de viatique. Depuis des milliers d'années (en Egypte, en Chine, en Inde, en Grèce, chez les Hébreux, etc.) les hommes se posent des questions sur les rapports du corps et de l'âme, sur les passions humaines, sur la vie commune, sur le langage, etc. et les psychanalystes les ignorent superbement puisque Freud « a découvert l'inconscient », ce qui disqualifie toute autre approche de l'âme, de même que le christianisme, en son temps, disqualifia toutes les autres sagesses, philosophies et religions sous le terme de « paganisme ».

D'où ma question finale : à quand d'autres EGP qui accepteront de discuter la théorie psychanalytique (thème absent de la liste, même si les allusions n'ont pas cessé d'affleurer), où il ne sera plus question de dogme et d'hérésie, où de véritables dialogues et polylogues se noueront entre psychanalystes, entre psychanalystes et philosophes, entre psychanalystes et anthropologues, etc. ­ les uns et les autres en tant que personnes prêtes à parler en leur nom (nom de leur expérience, de leur imagination, de leur spéculation...) et non à l'abri de tel ou tel auteur imposant ?