DU " COMPLEXE D'ŒDIPE " À "ŒDIPE LE COMPLEXE "

Michel JUFFÉ

Une relecture détaillée, de la légende thébaine - selon la plupart des sources antérieures ou contemporaines à Sophocle - montre qu'Œdipe est un personnage multiple, fragmenté, sous l'effet conjugué :

- de la rivalité de deux lignées (rois et guerriers) durant cinq générations,

- des crimes commis sous l'effet de cette rivalité, de la méconnaissance de ces crimes chez les descendants,

- de la faute de Laïos et de Jocaste qui ne devaient pas faire un fils ensemble sous peine d'exacerber cette rivalité et ces crimes,

- de l'agression de Laïos envers Œdipe et du silence de Jocaste concernant la filiation d'Œdipe.

Œdipe n'est ainsi ni ce coupable originel (sous l'effet du " complexe ") ni cet innocent que décrivent certains anthropologues (cf. " Œdipe sans complexe " de J.-P. Vernant) ni le résultat d'un effet de structure comme le prétend Lévi-Strauss (Œdipe se conduirait selon la place qui lui est assigné dans une constellation de traits opposés deux par deux) ni le " bouc émissaire " que désignerait presque au hasard la cité pour mettre fin à ses troubles (cf. René Girard affirmant que cela aurait pu être aussi bien Tirésias qui se serait vu reconnu coupable). Œdipe est l'héritier de ces deux familles qui se font une guerre incessante et en lui s'accumulent les sentiments que se sont transmis ces générations, en faisant de lui un personnage pourvu de plusieurs identités, de plusieurs fidélités, de plusieurs caractères, de plusieurs modes de connaissance et de méconnaissance de lui-même et de ses proches. S'il est une universalité d'Œdipe c'est dans la mesure où ce personnage est le plus complexe, le plus composite, le plus divisé de toutes les tragédies grecques et qu'il peut donc servir de modèle à la condition humaine ­ de ce point de vue.

Les implications sur la théorie psychanalytique et sur sa transmission sont manifestes :

- Il n'existe pas de " complexe nodal des névroses ", de " complexe d'Œdipe ", et il n'existe pas de compulsions spontanées chez l'enfant, mais le transfert de sentiments inconscients des parents aux enfants, formant des configurations singulières et non une seule figure universelle (même si l'on admet que cette figure connaît des variations structurelles) ; de la sorte chaque analyste doit se garder d'utiliser ce passe-partout qu'est le complexe d'Œdipe, qui ouvre sans doute une première porte mais conduit à une impasse, et s'attacher à suivre la complexité historique de chaque patient

- Il n'existe pas d'hérédité psychique, mais un héritage qui se transmet de proche en proche au fil des générations ; ceci vaut en premier lieu pour l'héritage des psychanalystes depuis Freud ; au lieu de retrouver dans leur propre formation d'analystes puis dans le schéma théorique où ils s'installent avec leurs patients le chemin tracé une fois pour toutes par Freud - chemin qui élude, y compris chez Freud, les hésitations, les bifurcations, les singularités - il est important qu'ils retracent leur propre parcours et celui des générations de psychanalystes qui les ont précédés ; le travail qu'ils peuvent demander à leurs patients quant à leur filiation doit être précédé d'un travail similaire sur leur propre filiation psychanalytique

- Le développement de la psychanalyse depuis Freud (et même depuis Breuer et " Anna O. ") doit être l'objet d'une réélaboration continue, chaque psychanalyste se devant de connaître non seulement la technique et les diverses théorisations mais les conditions de production de ces théorisations, toujours ouvertes à révision, y compris et peut-être surtout celles qui sont marquées par les relations de filiations entre tels et tels psychanalystes et tels ou tels proches de la psychanalyse (Ricoeur, Foucault, Derrida, en France, et pour ne nommer qu'eux, ont noué un dialogue avec des psychanalystes qui en font des " parents " de la " famille " psychanalytique). Il est aussi important de connaître le point de vue des dissidents (et pas seulement celui des freudiens sur ces dissidents) : Jung, Adler, Steckel, Reich, etc.

Michel Juffé
Philosophe
Professeur à l'ENPC et à l'Université de Marne-la-Vallée
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