FREUD PIÉGÉ PAR L'INTERDICTION BIBLIQUE : " VOUS ÊTES PRIÉ DE FERMER LES YEUX "

Michel JUFFÉ

Freud s'est rendu compte tout au long de sa carrière de psychanalyste des abus que les parents commettaient envers les enfants. La seule chose à laquelle il a effectivement renoncé, à juste titre, est que tous les névrosés soient forcément des victimes d'abus sexuels de leurs proches. Ne parvenant pas à élargir l'étiologie des névroses à une emprise sentimentale des parents sur les enfants, il a supposé, sans la moindre preuve clinique, que tous les enfants naissaient avec des compulsions héréditaires, ces compulsions restant modulées par l'attitude des parents envers les enfants. Pourtant cette emprise est manifeste dans ses écrits : les cas qu'il expose (dans les Études sur l'hystérie et dans les Cinq psychanalyses), la description de ses propres rêves (et notamment le professeur borgne, le professeur de sexualité, la mère dans le coffre, la dissection du bassin, " non Vixit ", " mère chérie " que j'ai renommé " la mère égyptienne "), les allusions continuelles aux pressions exercées par les parents (et notamment dans Totem et Tabou, dans l'Abrégé de psychanalyse) et, bien entendu, dans le rêve " Vous êtes prié de fermer les yeux ". Freud, comme tout le monde, est prié de fermer les yeux sur la sexualité, et plus largement sur la vie affective, de ses parents. Comme le dit une de ses patientes, phrase qu'il cite sans rien en tirer : " Je peux me montrer aussi mauvaise que je le dois ; mais je dois épargner les autres. " Chaque fois qu'un enfant ou un adolescent est pris au piège des passions amoureuses des adultes, même s'il ne subit aucun abus sexuel, comme c'est le cas manifeste de Dora par exemple, il faut laisser dans l'ombre ces passions (je prends le terme au sens spinoziste : les passions de l'âme sont ce qui agite l'âme dépourvue d'une claire conscience d'elle-même) pour n'observer que la conduite de cet enfant envers son entourage. C'est une manière de prendre à la lettre le cinquième commandement : " Glorifie ton père et ta mère, pour que se prolongent tes jours sur la glèbe que IHVH, ton Elohîm, te donne. " (traduction d'André Chouraqui). Et c'est entièrement oublier ­ dans le même cadre de référence ­ que IHVH a voulu tuer Moïse sur la route qui le menait vers l'Égypte car celui-ci avait négligé de circoncire son fils : comment peut-on sauver un peuple si on néglige ses devoirs de père ? (cf. Exode, 4, 24-26)

Il existe depuis Freud une manière de répéter, d'un côté ses accusations excessives envers son père, de l'autre son envie de fermer les yeux sur les fautes des parents appliquées à Freud lui-même. Ainsi les uns tentent de décrire la psychanalyse freudienne comme " intrinsèquement perverse " (Freud tricheur, menteur, faussaire, plagiaire, etc.) et ses continuateurs comme autant de gogos ou de complices, pendant que les autres font de Freud un héros sans précédent (il se serait analysé lui-même ou avec l'aide de Fliess ; il aurait triomphé de sa névrose ; il aurait bâti de toutes pièces une théorie que cent ans après les meilleurs esprits ont encore du mal à saisir, etc.). Resituer Freud dans ses perplexités (pulsion de vie et pulsion de mort, autonomie de la sexualité infantile), ses va-et-vient (séduction et fantaisie, hérédité et héritage, compulsions dipiennes et influence des parents), les lacunes qu'il avoue (qu'est-ce que le refoulement premier ? D'où vient l'appareil psychique ?), son obsession de rattacher la psychanalyse aux sciences de la nature (il ne cesse d'y revenir entre 1895, date de l'Esquisse, et 1937, date de l'Abrégé), c'est donner à la psychanalyse un espace où respirer, où se déployer au lieu de continuer à " fermer les yeux " sur sa naissance et sa croissance.

Se défaire de l'emprise de Freud ce n'est ni le rejeter ni l'aduler, c'est faire fructifier son héritage. C'est, en particulier, reprendre les questions qu'il a parfois mal posées ou mal résolues, tout en sachant que si elles se sont imposées à lui c'est parce qu'il les rencontrait dans sa pratique clinique. Par exemple, les " fantaisies protectrices ", depuis banalisées en " fantasmes ", terme qui ne veut plus rien dire. De quoi les fantaisies sont-elles protectrices ? Par exemple, ce qu'il dit, dans Totem et Tabou, sur la culpabilité des enfants à la mort de leurs parents, précisément parce qu'ils ont souhaité la mort de ceux qui faisaient obstacle à la réalisation de leurs pulsions - et qui est aussitôt contredit par l'affirmation que ces enfants se protégeaient des abus de pouvoir de leurs parents et qu'ils avaient de très bonnes raisons de vouloir leur disparition.

Transmettre la psychanalyse c'est remettre en chantier, par fidélité à la méthode, l'ensemble des théories, dont le destin, comme leur nom l'indique, est de passer.

Michel Juffé
Philosophe
Professeur à l'ENPC et à l'Université de Marne-la-Vallée
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