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ESQUISSE D'UNE THÉORIE DES PASSIONS DE L'ÂME
Michel JUFFÉ
Les enfants héritent des sentiments en souffrance de leurs parents et sont hantés par ces revenants. Freud a bien senti que les revenants étaient encombrants et se proposait d'étudier les phénomènes de possession décrits à travers l'histoire. Il ne le fit jamais et ne construisit rien sur ces bases. Ferenczi tenta de lui montrer que les passions des adultes envahissent l'âme sans défense, tendre et réceptive, des enfants. Après 40 ans de silence sur ce thème (y compris " l'oubli " de Ferenczi, mis à part Thalassa, époque à laquelle il suivait et renforçait les tentatives psychobiologiques de Freud), Nicolas Abraham et Maria Torok ont énoncé l'idée novatrice des sentiments encryptés transmis inconsciemment et dont l'effet est que nous souffrons des souffrances des autres, fantômes inscrits dans notre inconscient. Eux-mêmes et leurs successeurs ont insisté sur les secrets et non-dits qui perdurent au long de plusieurs générations, d'où est issue l'idée " d'inconscient intergénérationnel ".
Tout en m'inscrivant dans cet héritage (Freud ---> Ferenczi ---> Abraham et Torok), je pense qu'il faut généraliser cette nouvelle approche du psychisme :
· 1° les blessures psychiques les plus graves proviennent de l'inexprimable et de l'irreprésentable, c'est-à-dire des lacunes dans l'âme " produites " chez l'enfant (le terme est très approximatif) par les souffrances des adultes qui les submergent et qu'ils ne peuvent se représenter et donc mémoriser et donc refouler ;
· 2° ce sont ces souffrances qui reviennent qui sont les " revenants " - (et non seulement des secrets honteux qui subsistent sous forme fantomatique) et affectent l'expression et l'élaboration des sentiments des enfants, donc leur capacité à se lier aux autres et à se délier d'eux ;
· 3° par suite l'anamnèse ne suffit pas (ce qui serait le cas s'il n'y avait que des secrets, même lointains, à dévoiler ou à exhumer) et le travail clinique doit s'orienter vers la re-création de ce qui n'a pas eu lieu, vers le développement de ce qui est resté en germe ;
· 4° par suite, également, la psychanalyse aura tout à gagner à renoncer aux métaphores biologisantes (les pulsions, les instances, les stades de développement, les dualismes tels que l'attraction-répulsion, etc.) pour utiliser les descriptions proprement anthropologiques que lui fournissent les récits mythiques, les enquêtes ethnologiques et les travaux des historiens quant aux phénomènes de transmission, d'héritage et de possession qu'elle n'a jusqu'ici, en général, exploités que pour étayer le complexe d'dipe et ses avatars ;
· 5° la psychanalyse aura aussi tout à gagner à puiser dans la littérature philosophique, théologique et romanesque consacrée aux passions, à l'art de les contenir, de les cultiver, de les éclairer, etc.
La question des relations de la psychanalyse aux neurosciences, à la biologie et à la génétique est donc, pour moi, celle du renoncement de la psychanalyse aux circonstances malheureuses qui ont fait que l'interprétation de la conduite des hystériques ne pouvait être professionnellement conduite que par des neurologues et des neuropathologistes (d'où l'appellation de " névrose " qui continue à laisser dans la plus grande confusion l'appréhension des maladies de l'âme, qui ne sont pas plus liées aux nerfs qu'à n'importe quels autres organes corporels). Loin du rêve de Freud de faire de la psychanalyse une branche des sciences naturelles, nous devons la considérer comme une science, parmi d'autres, de la condition humaine, qui n'a pas le moindre rapport avec l'étude d'une machine de Turing aussi perfectionnée soit-elle (celle-ci peut tomber en panne, alors que l'homme dont elle égale les performances peut refuser d'obéir à un ordre) ou avec l'exploration des multiples connections du cerveau. L'étude d'un véhicule à quatre roues pourvu d'un moteur à explosion et d'une boîte de vitesse à pignons ne nous apprend rien sur le choix des trajectoires d'un automobiliste et sur les buts de ses voyages.
Certains tenants des " Fondements naturels de l'éthique " (sous la direction de Jean-Pierre Changeux, Odile Jacob, 1993), par exemple qui prétendent que tous les problèmes moraux peuvent être analysés à partir de la théorie de l'évolution - en arrivent à décrire les conséquences de viols de manière qui fait frémir (" Nature du traumatisme psychologique consécutif au viol, et quelques implications éthiques ", pp. 155-186, par Nancy Wilmsen Thornhill, département de biologie, Université du Nouveau Mexique). Nous apprenons que " en termes évolutionnistes [...] le viol réduisait l'adéquation adaptative globale ou le potentiel de propagation génétique des femmes au cours de l'histoire évolutive ". Après une enquête statistique rigoureuse, l'auteur conclut que les femmes en âge de procréer sont plus souvent violées que les autres, et que ces autres sont moins traumatisées en cas de viol (pas de peur d'être enceintes). De plus les femmes mariées et celles qui ont subi un viol " moins violent " sont les plus traumatisées, car elles craignent que leur mari pensent qu'elles étaient consentantes. Conclusion époustouflante de l'auteur : " Les données que nous présentons ici suggèrent que lorsque le viol est plus brutal, il laisse moins de traces. " Je crois qu'on pourrait oser une hypothèse de plus, à vérifier expérimentalement bien entendu : si la victime meurt à la suite du viol, elle n'aura aucun traumatisme psychologique conséquent. En quoi un tel raisonnement pêche-t-il ? 1° La souffrance psychique endurée dépend des expériences d'abus et d'humiliation de toutes sortes qu'a pu subir la victime d'un viol ; 2° l'impact du fait d'être mariée ou non, fécondable ou non, etc. doit être situé dans le contexte des relations entretenues par la femme violée avec tous ses proches et de l'attitude qu'ils prennent suite au viol (rejet, honte, dégoût, protection, désir de vengeance, etc.) ; 3° la représentation, consciente et inconsciente, du corps que la victime a d'elle-même et du violeur, induit la nature et la portée à terme de cette effraction de son corps et de son esprit (l'acte sexuel, ce que semble oublier l'auteur, étant supposé être aussi une relation d'âme à âme) ; 4° le degré social de réprobation (ou d'approbation) du viol a un effet majeur sur l'expression par la victime et par ses proches de l'acte violent lui-même et de ses conséquences. A oublier tout cela, la naturalisation des conduites donc de l'éthique, science des conduites produit des affirmations grotesques. Car si on adopte les conclusions de l'auteur, les femmes ont intérêt à se faire violer le plus sauvagement possible pour être considérées comme de vraies victimes. Voilà l'apport de la psychobiologie !
La psychanalyse peut et doit s'intéresser aux neurosciences, en tant qu'elles font partie des symptômes d'un très grand malaise dans notre culture. Malaise dont un aspect peut se résumer ainsi : tout en sachant que l'Autre existe, on cherche à produire du Même (" mondialisation " des échanges, triomphe des " droits de l'homme ", pas d'alternative au libéralisme, etc.). Or c'est Autre existe et résiste. Pour la psychanalyse cet Autre ce sont tous les autres qui contribuent à l'existence d'un sujet et à sa vie affective. Du moment où, à la suite de Freud, on pense les maladies de l'âme comme résultats de conflits intra-psychiques, il faut bien qu'un Autre se manifeste : ce sera le corps organique, les pulsions, le système nerveux, etc. d'où l'appel répété et sans cesse défaillant à une psycho-biologie. Alors que l'Autre ainsi mis de côté, ce sont les autres, familiers et étrangers, dont nous subissons l'emprise, d'où des conflits inter-psychiques et l'inscription dans une recherche psycho-sociologique.
Michel Juffé
Philosophe
Professeur à l'ENPC et à l'Université de Marne-la-Vallée
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